C’était un remake d’Un jour sans fin, avec Jan Vertonghen en réincarnation de Phil Connors (Bill Murray), présentateur météo condamné à revivre sans cesse le jour de la marmotte à Punxsutawney, en Pennsylvanie. Point de rongeur poilu dans cette adaptation-là, plutôt un TGV à dreadlocks blondes pilonnant insatiablement le couloir gauche de Tottenham, répétant le même scénario à chaque prise de balle: contrôle, fixation, accélération, centre ou tir. Contrôle, fixation, accélération, centre ou tir. Si dans l’original, le cycle infernal fut brisé quand Connors devint bon et vertueux, le calvaire de Vertonghen ne pouvait s’achever qu’au coup de sifflet final.

Las comme leurs coéquipiers en déroute de courir après Adama Traoré, leur patience épuisée, Toby Alderweireld, Eric Dier et Harry Kane ne firent même plus semblant de jouer le ballon. Le disputer à la course était de toute façon peine perdue. Leurs trois noms s’ajoutent à la pile de victimes du phénomène des Wolves: cette saison, vingt-quatre joueurs ont pris un carton jaune pour une faute sur Traoré, en vingt-six matches toutes compétitions confondues.

Ce jour-là, l’ailier était inarrêtable, irrattrapable, inattrapable. Records personnels de tirs (3) et de centres (9) sur un match cette saison égalés, premier but à domicile sous les couleurs de Wolverhampton à la clé et, selon certains médias anglais, un traumatisme suffisamment profond infligé aux joueurs des Spurs, en dépit de leur victoire 2-1, pour qu’ils réclament son recrutement à José Mourinho après le match. Histoire de ne plus jamais revivre un tel supplice.

« Un peu de Messi et un peu de Ronaldo »

Adama Traoré, c’est d’abord une morphologie, unique dans le foot: des trapèzes bombés, des biceps saillants et des cuisses à faire pâlir Noé Pamarot. Il dit pourtant limiter son travail du haut du corps, parce qu’il « prend vite ». Ses ischios surdimensionnés, en revanche, sont le fruit d’un renforcement musculaire ciblé effectué à l’adolescence, pour remédier à des problèmes au genou suscités par ses changements de direction à pleine vitesse.

Longtemps, Traoré n’était pas vraiment plus qu’un sprinteur fait footballeur. Ses envolées balle au pied ne débouchaient sur rien, ou pas grand-chose. Toujours exaltant, jamais productif. Un archétype corroborant l’étude menée par le Pr. Robbie Wilson, en 2017, qui interrogeait ce qui fait un grand footballeur. Sa conclusion? « Une qualité de passe précise et un meilleur contrôle du ballon sont plus importants pour le succès que la haute vitesse, la force et la forme physique. » Des qualités généralement associées aux rejetons de la Masia, mais pas à Adama Traoré, pourtant couvé pendant onze ans dans la capitale catalane, de 2004 à 2015, pour seulement quatre apparitions en équipe première.

Il est pourtant adroit balle au pied, mais dans un autre registre. Depuis 2016 et son transfert d’Aston Villa à Middlesbrough, seuls Wilfried Zaha et Eden Hazard ont réussi plus de dribbles que lui en Premier League, alors même qu’il a joué une saison complète en Championship sur cette période. « Il a un peu de Messi et un peu de Ronaldo », avait osé son entraîneur chez les Villans, Tim Sherwood, juste après l’avoir recruté au Barça à l’été 2015. À la différence de la Pulga, en sortie de dribble, il lui manquait l’intelligence pour faire le bon choix et la maîtrise technique à pleine vitesse pour réaliser le geste parfait.

Il fallut quarante matches à Adama Traoré pour inscrire son premier but en Premier League, sur la pelouse de West Ham, le 1er septembre 2018. Puis, plus rien pendant treize mois et quarante-cinq rencontres supplémentaires, jusqu’à un doublé retentissant à l’Etihad, face à Manchester City, le 6 octobre dernier, dans une victoire 2-0 de Wolverhampton. « C’est mieux si, après avoir dribblé, je centre ou passe ou marque, concédait-il au Daily Telegraph en décembre 2016. C’est important pour ma place que je fasse ces choses. Sinon, le dribble est inutile. Mais oui, je connais mes qualités. Je ne pense pas qu’il y ait plus rapide que moi en Premier League. »

Conscient de son potentiel après l’avoir dirigé dans les sélections de jeunes espagnoles, Aitor Karanka, à Middlesbrough, travaillait inlassablement avec lui à la vidéo, pointant ses lacunes tactiques dans le placement et la prise de décision. « Je ne le laisse jouer que sur l’aile près de mon banc de touche, affirma même l’ancien adjoint de José Mourinho au Daily Mail, en février 2017. Comme ça je peux le guider. » Telle une IA surpuissante qui aurait besoin d’être canalisée pour ne pas causer la perte de l’humanité. À l’été 2018, Nuno Espirito Santo reprit le flambeau du « projet Traoré », encouragé par une saison en Championship prometteuse (5 buts et 10 passes décisives en 2017/18), multipliant lui aussi les séances vidéo individualisées pour l’aider à se mettre dans les conditions optimales pour être décisif. Le travail porte enfin ses fruits.

Sans maîtrise, la vitesse n’est rien

« La vitesse est la chose la plus difficile à défendre dans le football, parce qu’elle crée des espaces partout, affirmait Jürgen Klopp en août 2017, pour justifier le recrutement de Mohamed Salah. La simple menace de la vitesse ouvre des espaces dans différentes zones. » À condition de savoir l’utiliser à bon escient. Matt Busby le fit comprendre à un jeune George Best après ses débuts mancuniens en 1963, comme le rapporte Vincent Duluc dans Le cinquième Beatles: « Quand tu prends le ballon, ne pars pas à fond, cours à soixante quinze pour cent, le défenseur va s’ajuster à ta vitesse pour intervenir, accélère à ce moment-là, il ne t’attrapera pas… » Conseil similaire donné cinquante-cinq ans plus tard, lors de séances spécifiques, par l’ancien sprinteur Darren Campbell, médaillé d’argent sur 200 mètres aux JO de Sydney, à Adama Traoré. « Il me disait que je n’avais pas besoin d’y aller à 100%, qu’à 70%, je pouvais toujours éliminer un joueur, et qu’ensuite j’aurais plus d’énergie et de contrôle avec le ballon, raconte l’attaquant des Wolves à The Athletic. Cela me donne plus de temps pour prendre des décisions. »

Dans La Métamorphose, Lorenzo Buenaventura, préparateur physique de Pep Guardiola, énumère trois types de vitesse: la vitesse pure (« qui détermine qui est le plus rapide »), la vitesse appliquée au football (« si notre joueur devine ce qui va arriver et l’anticipe, alors il conserve l’avantage même si son opposant est supérieur en vitesse pure ») et la vitesse modulée dans une action (« notre attaquant joue avec les changements de rythme, feintes, coupe son effort et au moment où le défenseur l’imite, accélère à nouveau »). En maîtrisant mieux sa supériorité dans la première (pic à 36,20 km/h à Arsenal le 2 novembre dernier), Adama Traoré a progressé dans les deux autres, améliorant le timing de ses percussions, ses prises de décision et ses réalisations techniques.

Avoir suppléé la blessure de Matt Doherty au poste de piston droit dans le 3-5-2 des Wolves en début de saison a également complété son sens tactique, en le confrontant à d’autres problématiques. « Il faut connaître l’organisation de l’équipe, les tâches de tout le monde autour de soit, savoir où est l’espace avec le milieu ou le défenseur central, il faut s’adapter, détaille encore Traoré pour The Athletic. Si un défenseur central sort, il faut fermer. S’il y a un centre, il faut le couvrir. Savoir quand sauter, quand rester en position, quand presser, comprendre le rythme de course, la vitesse, toutes ces choses. » Son doublé en contre en fin de match à City, après avoir été replacé deuxième attaquant aux côtés de l’excellent Raúl Jiménez, a toutefois rappelé tout ce qu’il pouvait apporter plus haut sur le terrain.

Les chiffres le confirment: avec trois buts et trois passes décisives (contre un but et trois passes en 2018/19), Adama Traoré vit déjà sa meilleure saison dans l’élite anglaise, et son total grimpe à quatre réalisations et neuf offrandes toutes compétitions confondues. Depuis le retour au 3-4-3 des Wolves en Premier League, début novembre, personne n’a plus centré, ni réussi de dribbles, ni subi de fautes dans les trente derniers mètres que lui. Toujours collé à la ligne de touche, il a moins à se soucier des tâches défensives et peut se concentrer sur ce qu’il fait de mieux: percuter, inlassablement. Sur la période, il a réussi 81% de ses cinquante-trois dribbles tentés. Affolant. Là encore, personne ne fait mieux parmi les quarante joueurs ayant tenté au moins vingt dribbles (Pulisic n’est qu’à 57%, Mané à 56% et Sterling à 51%).

Jusqu’à cette saison, Adama Traoré était un impact player, un joueur principalement utilisé en cours de rencontre (quarante-trois entrées en jeu sur ses soixante-six premiers matches en Premier League) pour dynamiter un match mal embarqué ou forcer un verrou coriace. Il est un projet tactique à lui seul : ses qualités individuelles de percussion sont telles qu’il n’a pas besoin de s’inscrire dans des circuits collectifs plus élaborés. Il suffit de lui transmettre le ballon proprement, avec assez d’espace à attaquer. Son efficacité nouvelle l’a promu de plan B à plan A’, justifiant son intégration dès le coup d’envoi et lui valant même une première convocation avec l’Espagne, en suppléant de Rodrigo, quelques jours après s’être pourtant déclaré pour le Mali (ouvrant alors pour les Aigles la possibilité d’aligner trois Adama Traoré ensemble), avant de déclarer forfait à son tour.

En cumulant ses Expected Goals (0,12) et ses Expected Assists (0,20) dans le jeu par 90 minutes, indicateur de sa faculté à se créer ou à créer fréquemment des situations de frappes dangereuses, son 0,32 le place, par coïncidence, au même niveau qu’Allan Saint-Maximin à la 54e place (31e hors équipes du Big 6), mais franchement devant le plus réputé Wilfried Zaha (0,23). Il reste loin des leaders de Premier League (Agüero 0,97 ; Jesus 0,88 ; De Bruyne 0,86) et devancé par ses coéquipiers Jiménez (0,53) et Jota (0,49). Une mesure du chemin encore à parcourir.

Parfait pour un projet de jeu valorisant les percussions des ailiers

Le match contre Tottenham a également confirmé que Traoré n’est pas encore un produit fini. Sur un corner en début de match qu’il souhaitait jouer court avec lui, João Moutinho l’a vertement tancé pour son inattention, se frappant les tempes avec les index en lui criant « Wake up! » (« Réveille-toi! »). Nuno l’appelle encore régulièrement près de la ligne de touche pour lui glisser des consignes. Ses progrès sont néanmoins saisissants, illustrés par son égalisation, une lourde frappe aux vingt mètres. « C’était un beau but, apprécia son entraîneur portugais après le match. C’est l’une des choses qu’il doit faire. Il a le talent. Il progresse. Depuis le début, on a essayé d’améliorer des aspects de son jeu, et il s’en sort très bien. Il a encore beaucoup de chemin à parcourir, mais on est positif. C’est un joueur fantastique. »

Au point de l’imaginer aller encore plus haut, un jour? Un tel dynamiteur serait utile pour n’importe projet de jeu valorisant les percussions des ailiers en un contre un sur les côtés. Même face aux blocs regroupés qu’affrontent souvent les gros, l’explosivité de ses premiers appuis lui permet de se mettre facilement en position de centre. Parfait pour Wolverhampton, troisième équipe qui attaque le plus sur les côtés (78%) de Premier League, mais ses qualités d’élimination correspondraient aussi au jeu du Bayern ou de Manchester City, où Pep Guardiola réclame à ses recruteurs des ailiers forts en un contre un, même s’il reste certainement trop brut pour le jeu raffiné du champion d’Angleterre en titre. Quant à Tottenham, si Daniel Levy exauçait le souhait de ses joueurs, Traoré pourrait trouver sa place dans l’un des couloirs des Spurs de José Mourinho, dont le 4-2-3-1 sans ballon se déforme en 3-2-4-1 en phase offensive.

« Il est unique, reprend Nuno Espirito Santo. Il sait qu’il doit travailler pour l’équipe. Ce n’est pas seulement ce qu’il fait offensivement, il garde l’équilibre, l’organisation. Il continuera à progresser. » Le défenseur de Norwich Sam Byram, prochaine victime potentielle d’Adama Traoré, en fait sûrement déjà des cauchemars.

https://rmcsport.bfmtv.com/football/wolverhampton-adama-traore-le-pire-cauchemar-des-defenseurs-de-premier-league-1827152.html

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