Le sport doit-il se regarder dans la glace? Ou plutôt: à quel point doit-il se regarder dans la glace? La sortie de Noël Le Graët sur la polémique autour des interruptions de match en raison de chants et/ou insultes à caractère homophobe a ouvert le débat. En évoquant une forme de hiérarchisation dans la lutte contre les discriminations, le président de la Fédération française de football a mis du monde en colère, des associations qui militent pour les droits LGBT à la ministre des Sports Roxana Maracineanu, et posé une question plus large. Alors que le sport, et le football en particulier, a su s’attaquer au problème du racisme (sans le résoudre, bien sûr), pointé du doigt et combattu à raison dans de nombreuses campagnes, la question des discriminations aux homosexuels a toujours paru moins prioritaire. Alors, c’est quoi le problème? 

« L’homophobie dans le sport renvoie à une culture, elle ne va pas forcément donner lieu à des agressions mais on n’est pas à l’aise avec cette question » 

« Pour être provoquant et rapide, je répondrais que c’est parce que l’environnement sportif est homophobe, explique Philippe Liotard, sociologue, maître de conférences et enseignant-chercheur à l’université Claude Bernard Lyon 1, auteur de nombreux ouvrages autour de ce thème (Sport, genre et vulnérabilités au XXe siècle ; Sport et homosexualités ; Sport et virilisme). Par conséquent, il ne perçoit pas les problèmes qui se posent. De la même façon que si on est dans un environnement raciste, on ne va pas voir le problème de se moquer des noirs du groupe. La personne différente va être traitée de façon inégalitaire. Cette homophobie dans le sport renvoie à une culture. C’est-à-dire à des représentations, des visions du monde, des normes, des valeurs, mais aussi à des pratiques et des usages. Elle ne va pas forcément donner lieu à des agressions, à des passages à tabac comme on peut en voir ailleurs. Quoi que… Mais la question de l’homosexualité, on n’est pas à l’aise avec. » 

« Un petit garçon qui joue au foot, au hand, au rugby, on lui dit très vite qu’il faut qu’il montre que ce n’est ‘pas un pédé’… »

Cofondatrice de l’association Les Dégommeuses, qui milite contre le sexisme et les discriminations aux membres de la communauté LGBT dans le sport, Veronica Noseda complète : « Le sport, et notamment le foot, est une fabrique du genre, qui sert à produire et reproduire un certain type de masculinité, très conquérante, virile, et les gays sont exclus de ce modèle ». Cela passe d’abord par une certaine forme d’expression, le modèle hétéronormé du « lockeroom talk ». « Un petit garçon qui joue au foot, au hand, au rugby, on lui dit très vite qu’il faut qu’il montre que ce n’est ‘pas un pédé’, ne pas ‘faire des trucs de gonzesse’, rappelle Philippe Liotard. Ce sont des allusions homophobes. Cette culture a été intériorisée, et les blagues font rire, mais par exemple les rugbymen savent très bien ce que ça veut dire de ne pas tourner le dos à l’adversaire, de ne pas se baisser devant lui, de ne pas se faire rentrer dedans, de ne pas se faire enfoncer. »

Le match Nice-Marseille interrompu par l'arbitre fin août en Ligue 1 Icon Sport – Le match Nice-Marseille interrompu par l’arbitre fin août en Ligue 1

Lors de ses interventions dans des formations d’éducateur sportif, le sociologue a pu constater combien la chose est intégrée : « Au bout de deux heures, ils me disaient : ‘Je ne me rendais pas compte que je faisais ou disais ces choses, je ne le ferai plus’. Ils avaient été socialisés comme ça et ils le reproduisaient. Mais un gamin de 13 ans qui se pose des questions sur son orientation sexuelle peut arrêter le foot, le rugby ou le hand, alors qu’il a du potentiel, car ses éducateurs ne comprendront jamais qu’il s’est barré car ils faisaient des blagues que les autres relayaient, etc. C’est une forme de mise à distance. Ces personnes apprennent qu’elles n’ont pas leur place. » Le sport de haut niveau prend sa part dans le constat. Avec un symbole absolu: l’absence de coming-out dans le football professionnel masculin. « Les deux choses vont ensemble, note Veronica Noseda. C’est impensable de penser qu’il n’y ait pas d’homosexuels. »

« J’ai l’exemple d’un joueur qui d’un coup passe trois-quatre mois à travers. Eh bien il vient de se faire larguer par son mec! Mais on n’en parle pas car il ne peut pas être gay » 

« Personnellement, j’en connais à très haut niveau, en activité, reprend Philippe Liotard. J’ai l’exemple d’un joueur qui d’un coup passe trois-quatre mois à travers alors que c’est un des meilleurs d’une équipe pro. Eh bien il vient de se faire larguer par son mec! Mais on n’en parle pas, ça n’existe pas car il ne peut pas être gay. Et si en plus il se retrouve tout seul dans une nouvelle ville… Comment tu fais quand tu es gay et footballeur de haut niveau? Tu es obligée de rester chez toi car tout le monde te connaît. Donc tu n’existes plus. » Le silence et l’indifférence sont trop souvent la norme. « Quand Megan Rapinoe jouait à l’OL, je travaillais déjà sur la question et il y avait des articles ou des émissions sur elle aux Etats-Unis, où elle prenait la parole pour défendre les droits LGBT, se souvient le sociologue. Mais en France, rien. Parce qu’il ne faut pas en parler. » 

« Il y a une lesbophobie terrible dans le foot. Ça les embête, l’homosexualité chez les femmes »

Avec son pendant dichotomique dans le ballon rond féminin, le cliché qui veut qu’il n’y ait « que des lesbiennes » comme un ami coach d’une équipe féminine l’avait un jour lancé à Philippe Liotard, en commençant la conversation par ça, dans « une forme de complicité entre mecs hétéros ». Aucun gay d’un côté, que des lesbiennes de l’autre. Grand écart mais même conséquence. « S’imaginer les choses comme ça, c’est très révélateur de l’homophobie. Les femmes font des trucs de mecs et les mecs, ce n’est pas possible », analyse Philippe Liotard. « Les deux idées sont fausses mais pour rétablir une sorte de vérité de ce que doit être un homme et de ce que doit être une femme, quelque part on pratique l’homophobie », poursuit Veronica Noseda, qui a beaucoup travaillé sur la lesbophobie avec son association. « Il y a une lesbophobie terrible dans le foot, constate le sociologue. Ça les embête, l’homosexualité chez les femmes. »

La superstar américaine Megan Rapinoe lorsqu'elle évoluait à l'OL AFP – La superstar américaine Megan Rapinoe lorsqu’elle évoluait à l’OL

Et les tribunes dans tout ça? On comprend que le problème est large, culturel, et surtout pas limité à ces supporters pointés du doigt par des autorités en manque de solutions. « Il ne faut pas faire du stade le lieu où l’homophobie est la plus élevée, tient à préciser la cofondatrice des Dégommeuses. On a toujours un peu de scepticisme quand on voit tout d’un coup des personnes qui distribuent des bons et des mauvais points alors qu’ils ne font pas le ménage chez eux. Ça vaut pour le gouvernement, pour la FFF, etc. Le stade est un reflet et effectivement l’homophobie est là. C’est quand même important de souligner que ce n’est pas anodin. Ce n’est pas parce qu’on dit pédé, tarlouze ou enculé partout que ça n’a plus de sens. Mais les raisons qui nous mènent à utiliser ces insultes, c’est une homophobie structurelle dans toute la société. C’est un travail de tous les cercles. Il y a le stade mais il y a aussi l’école par exemple, où les insultes homophobes sont monnaie courante. C’est un continuum. » 

« Il ne faut pas pointer des catégories ou décréter ce que les supporters sont ou ne sont pas » 

Déconstruire une culture « prend du temps, encore plus à titre collectif », rappelle Philippe Liotard, et interrompre des matches pour des banderoles ou des insultes ne mettra pas fin à l’homophobie d’un coup de baguette magique. Surtout quand le symbole a l’effet inverse. « C’est quand même pas mal symboliquement d’interrompre un match quand les gens se font insulter », estime d’abord Veronica Noceda. Avant de nuancer: « Il ne faut pas être dans une logique répressive. Il y a eu une surenchère et ça a alimenté encore plus les expressions homophobes dans les stades. Il ne faut pas pointer des catégories ou décréter ce que les supporters sont ou ne sont pas. Ils aiment le foot avant tout, même si ça ne signifie pas qu’il faille reproduire, en soutenant son équipe, des stéréotypes homophobes. » 

La sortie médiatique de Noël Le Graët, qui a dans les faits remis en cause les consignes données par l’UEFA et appliquées par le corps arbitral, a fini de souligner l’incohérence de la situation. « Il dit: ‘On ne va pas arrêter les matches parce que la punition ne marche pas’. Et juste après: ‘On va interdire les banderoles’. Il est complètement largué, juge Philippe Liotard. Les arbitres, on leur donne des consignes, ils appliquent. Et après, on dit: ‘Il faut arrêter qu’ils les appliquent. Mais ils font ce qu’ils veulent.’ Ça ne tient pas la route. Cette décision ne peut pas tenir car on voit bien qu’elle génère des tas de réactions, au lieu de les contrôler, et de la haine contre la Ligue, associée à la question du déplacement des supporters. Tout ça amplifie un problème au lieu de le résoudre. » 

« Joël Delplanque, le président de la Fédération de hand, c’est complètement différent, il a réfléchi à la question et sa Fédé aussi » 

Avec le président de la Fédération française de football, l’idée de l’homophobie « intériorisée » de certains dirigeants sportifs français prend corps. Et « NLG » n’est surtout pas un cas isolé. « Je ne vais pas taper sur lui, le pauvre homme, il a pris la parole sur un sujet qu’il ne maîtrise pas, lance le sociologue. Mais être mal à l’aise comme il l’a été est un indice de la difficulté de la FFF. C’est global. Pour le film de Yoann Lemaire et Michel Royer, Footballeurs et homos: Au cœur du tabou, il a fallu deux ans pour avoir des témoignages. Et juste pour dire des banalités. Ils ne voulaient pas parler devant une caméra. Si on leur pose une question sur le racisme, ils vont intervenir, pas de problème. Mais l’homophobie, c’est quelque chose qui les bloque. Parce qu’ils sont eux-mêmes mal à l’aise avec. » Et de poursuivre: « Pour en revenir à Le Graët, il n’est pas normal que le président d’une Fédération aussi riche et qui rassemble autant de licenciés, hommes et femmes, soit aussi peu éduqué sur un sujet qui est quand même d’actualité. Il ne peut pas nommer quelqu’un chargé d’une mission homophobie et foot qui va bosser sur la question et lui donner des éléments de langage pour expliquer ce qu’ils sont en train de faire? »

Une banderole des supporters caennais Icon Sport – Une banderole des supporters caennais

D’autant qu’il y aurait des exemples à prendre pas loin. « Si vous faites par exemple venir Joël Delplanque, le président de la Fédération de handball, ce sera complètement différent, explique Philippe Liotard. Il a réfléchi à la question, et sa Fédération aussi. Ils ont accepté, l’an dernier, qu’un joueur transgenre puisse évoluer dans une catégorie qui n’est pas la sienne. Ils auraient pu dire: ‘C’est le règlement’. Mais il faut que cette personne puisse jouer. Donc on va s’arranger, voir au niveau local. La Fédération de foot est complètement amatrice sur la question. » Veronica Noseda enfonce le clou: « Le Graët a été vraiment minable. Il dit qu’on accueille toute les catégories sociales dans les stades. Sous-entendu: ce sont les catégories populaires qui vont au stade qui sont homophobes, et lui est en costard-cravate et n’est pas homophobe… Alors que tout ce qu’il a dit est le reflet d’une grande homophobie intériorisée. La critique doit être à tous les niveaux, chez les supporters, dans la Fédération, au niveau des encadrants, car on n’y échappe pas. On peut avoir des propos homophobes même en étant homos. » 

« Si on dit que les valeurs qu’on défend dans le sport c’est le respect, où est-il quand on traite l’autre d’enculé ou de sale pute? » 

Le débat se porte sur le suite: alors, on fait quoi? « Il y a du travail à faire au sein de la Fédération, sur des formations, à la fois pour les joueurs et pour les encadrants », avance la cofondatrice des Dégommeuses. Qui voit aussi le football comme une formidable opportunité de s’attaquer au problème: « La FFF, c’est une grande machine qui est sur les terrains tous les jours de la semaine. C’est quelque part une occasion fantastique d’éducation. » Un mot précieux, essentiel. « Quand on dit que c’est culturel, les caractéristiques des cultures, c’est qu’elles se transforment, pointe Philippe Liotard. Si on dit que les valeurs qu’on défend dans le sport c’est le respect, où est-il quand on traite l’autre d’enculé ou de sale pute? Il faut bosser là-dessus et Le Graët n’est pas capable de le faire. Il faut débattre au plan éthique. Interroger ce discours. Est-ce qu’on peut supporter son équipe sans chercher à humilier et à blesser les autres? Haïr l’autre mais faire du respect sa valeur, c’est en contradiction. » 

« En 2010, Rama Yade avait fait signer à toutes les fédérations, sauf le foot qui n’avait pas signé, une charte contre l’homophobie. Et il s’est passé quoi? Rien à part quelques petites choses » 

Pour faire évoluer les choses, tout le monde devra y mettre du sien et « en parler de façon sereine » pour « réfléchir et travailler collectivement » (Philippe Liotard). Les dirigeants comme les tribunes et les acteurs du jeu, à l’image des entraîneurs. « Ils ont une sorte d’imaginaire de la performance: parce qu’on va dire un truc comme ‘on va leur rentrer dedans’, nos joueurs vont être valeureux et ne vont pas reculer, constate le sociologue. Mais quand j’entends quelqu’un comme Claude Onesta parler de sa façon de manager, je ne l’imagine pas dire: ‘On va les baiser’. Il va aller chercher les mecs sur eux-mêmes, leur envie. Pas sur les autres. » Le monde politique doit aussi faire bien mieux alors que beaucoup restent dans l’administration quand les ministres passent mais n’arrivent pas à lancer le mouvement faut d’impulsion plus haut. « Ils sont soumis aux demandes de la ministre, explique le sociologue. Tant qu’on ne leur dit pas, ils ne font rien. Il y a un certain nombre de personnes, d’outils, de structures, d’institutions, qui sont prêts à intervenir, motivés, mais ça pose problème pour des tas de raisons, y compris de frilosité politique. En 2010, il y a près de dix ans, Rama Yade avait fait signer à toutes les fédérations, sauf le foot qui n’avait pas signé, une charte contre l’homophobie. Et il s’est passé quoi? Rien à part quelques petites choses. Mais avec ces histoires, les choses bougent un peu car on voit beaucoup de débats sur la question. » 

« L’homophobie de Serge Aurier est reflétée puissance dix dans les propos de certains journalistes »

Le rôle des médias n’est pas à négliger. Dans le choix des mots, des thèmes, dans la façon de traiter la question. « A l’époque de la vidéo de Serge Aurier qui disait que Laurent Blanc était une fiotte, plein de journalistes avaient dit que ce n’était pas du tout des propos homophobes et que c’était un faux procès, se souvient Veronica Noseda. L’homophobie de Serge Aurier est reflétée puissance dix dans les propos de certains journalistes.  Il y a aussi de la pédagogie à faire avec les médias. » « La couverture de L’Equipe Magazine avec le rugbyman gallois Gareth Thomas et son coming-out, par exemple, ça marque, indique Philippe Liotard. Ces choix-là ont de la valeur. Une fois que tu lis son interview, tu ne peux plus dire: ‘Sale pédé’. Ce n’est plus possible. Le changement se fait comme ça, par rapport à des prises de conscience et une diffusion. C’est du professionnalisme de savoir utiliser des termes qui ne sont ni discriminants ni humiliants. Il y a aussi un travail de désignation des choses. Par exemple, enculé, c’est homophobe. Même pour une femme. Pourquoi? Car c’est une injure qui utilise la sexualité dans un système de représentation hiérarchique de qui est celui qui est valorisé et celui ou celle qui est dévalorisé. Il faut être précis. Les médias diffusent des choses de façon imperceptible. Un adverbe, un commentaire, ça change tout. »

Gareth Thomas AFP – Gareth Thomas

Le sociologue reste « optimiste », conscient que les choses peuvent changer avec le dialogue, la solidarité et le courage d’agir, que personne n’est condamné à ne pas évoluer dans le bon sens, à son image puisqu’il reconnaît qu’il ne « referai(t) plus » des choses qu’il faisait quand il était « jeune prof » car « c’était humiliant, maltraitant, même pas drôle ». Il a fait des conférences dans des comités départementaux olympiques et sportifs avec des footballeurs ou rugbymen qui « ont la volonté de réfléchir ». Il a fait des interventions devant des représentants du monde sportif à leur invitation, point très important car il faut la volonté pour changer comme lorsqu’il travaillait sur la maltraitance avec le ministère des sports il y a plus de dix ans, notamment « des gens de la gymnastique ou de la GRS ». 

« Dans le foot, il y a aussi des gens qui tiennent la route, qui réfléchissent, qui sont attentifs à ça »

« Ils n’étaient pas dans le déni, comme a pu l’être Le Graët, mais disaient qu’il y avait de la maltraitance et qu’ils ne voulaient plus que ça se passe, qu’ils voulaient savoir comment faire, relate le sociologie. A partir du moment où eux posent la question, ça se transforme. Ils trouvent les solutions. » Le temps, comme souvent, sera le meilleur allié pour faire changer les mentalités. « Dans le foot, il y a aussi des gens qui tiennent la route, qui réfléchissent, qui sont attentifs à ça, pas que des gens comme Le Graët et l’ancienne génération », conclut Philippe Liotard dans un motif d’espoir. « Le fait qu’on en parle, c’est très bien, appuie Veronica Noseda. Mais il faut aussi savoir en parler. Les déclarations de Le Graët ne me font pas du tout penser à quelque chose qui va dans le bon sens. Mais cette culture de l’homophobie dans le sport, ce n’est pas un fait éternel. Elle peut se déconstruire. » Au boulot, comme on dit.

https://rmcsport.bfmtv.com/football/homophobie-pourquoi-le-sport-a-un-probleme-a-regler-1768421.html

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