Lorsqu’il était sur le banc de Stoke City, Tony Pulis organisait parfois ses entraînements de veille de match au Britannia Stadium. Au programme: des jeux en équipes réduites entre les deux surfaces, dans la zone axiale, qui esquintaient la pelouse avant l’affrontement du lendemain. Avec leur route one football, les Potters n’avaient pas besoin de l’entrejeu, contrairement à leurs adversaires. Seuls les couloirs et les surfaces de réparation étaient épargnés. À l’aile, la vie est belle et avant la généralisation des billards, l’herbe y était souvent plus verte loin du bourbier axial. Pour le plus grand bonheur des ailiers.

Une prospérité sous surveillance, une mi-temps sur deux au moins. Le long de la ligne de touche, impossible de prétexter ne pas entendre les remontrances de son entraîneur. À Middlesbrough, Aitor Karanka ne lâchait jamais Adama Traoré, déjà percutant mais bien moins productif qu’aujourd’hui. « Je ne le laisse jouer que sur l’aile près de mon banc de touche, comme ça je peux le guider », affirmait l’entraîneur espagnol au Daily Mail en 2017.

>> L’évolution tactique des postes (1/6): Les gardiens, de dernier rempart à premier attaquant

Adama Traoré avec Middlesbrough en novembre 2016 AFP – Adama Traoré avec Middlesbrough en novembre 2016

Le destin de l’ailier incarne la cyclicité de l’histoire tactique du jeu. « Le football avance, écrit Arsène Wenger en préface de The Wenger Revolution. La défense s’améliore, et la réponse de l’attaque est de trouver un problème pour mieux défier la défense. Ensuite, la défense trouve un moyen de gérer ça. Cela continue, toujours en allant de l’avant. » Le destin de l’ailier est directement lié à ce jeu de questions-réponses permanent.

Le temps de l’ailier star

Avant le 10, il y avait le 7. C’était le numéro des virtuoses du football-spectacle, des dribbleurs fantasques et inventifs qui électrisaient les foules en martyrisant les arrières adverses le long de la ligne de touche. Une passe à l’ailier était la promesse d’un tourbillon de liberté généré par le souffle du génie instinctif en action. Il était sur le côté mais au centre de toutes les attentions. Signe des temps, le premier Ballon d’Or de l’histoire fut un ailier droit, Stanley Matthews en 1956. Le « sorcier du dribble » avait pourtant quarante-et-un ans et déjà entamé son déclin. Étrangement, d’ailleurs, le 11 des ailiers gauches n’a pas ce prestige consolidé par d’autres surnoms éloquents: Garrincha était la « joie du peuple » (alegria do povo), George Best le « cinquième Beatles ».

>> L’évolution tactique des postes (2/6): La revanche offensive des défenseurs latéraux

Stanley Matthews (à gauche), premier Ballon d'Or en 1956, ici à Wembley en finale de la Cup avec Blackpool en mai 1953 AFP – Stanley Matthews (à gauche), premier Ballon d’Or en 1956, ici à Wembley en finale de la Cup avec Blackpool en mai 1953

Face aux défenses à trois du W-M en vogue, quand l’arrière côté opposé au ballon couvrait son défenseur central, l’ailier bénéficiait d’un temps d’avance en cas de renversement de jeu. Cet avantage et la possibilité d’accélérer facilement s’envolèrent avec l’ajout d’un quatrième élément dans la ligne défensive, popularisé par le Brésil en 1958. Le 4-2-4, dévastateur offensivement, révélait toutefois sa friabilité défensive aux équipes moins dominatrices. « Avoir deux joueurs largement écartés sur les côtés est un luxe qui peut pratiquement laisser une équipe à neuf lorsque le match se retourne contre elle », constata le sélectionneur anglais Alf Ramsey. Il troqua son 4-2-4 pour un 4-1-3-2 renforcé dans l’axe et sans ailier. La Coupe du monde 1966 consacra ces « Wingless Wonders » à domicile.

Dans leur sillage, d’autres renoncèrent aux ailiers, comme Valeri Lobanovski avec son 4-4-2 losange ou Michel Hidalgo et son carré magique. En 1986, Carlos Bilardo consacra sa formule mathématique: sept défensifs, trois offensifs. Sa mise en pratique, jusqu’en Serie A dans les années 90 avec le 3-4-1-2, le 3-4-2-1, le 4-3-1-2 et le 4-3-2-1 de Carlo Ancelotti, consista généralement à placer des travailleurs dans les couloirs et à recentrer les attaquants, libres ensuite de s’écarter si besoin comme Shevchenko et Inzaghi au Milan, plongeant dans le dos des latéraux adverses en transition.

Pendant que certains entraîneurs s’en détournaient, d’autres gardaient foi en la percussion de leurs ailiers, notamment dans le 4-3-3 bourgeonnant à partir des années 70. L’Ajax remporta la Coupe des clubs champions européens de 1971 à 1973 avec Sjaak Swart (puis Johnny Rep) et Piet Keizer sur ses ailes. Saint-Étienne renversa le Dynamo Kiev en 1976 avec Rocheteau et Sarramagna dans ses couloirs. Le 18 mars 1987, le talent de Dennis Bergkamp éclata au grand jour sur le côté droit de l’Ajax face à Malmö en Coupe des Coupes, terrassant Torbjörn Persson sous les yeux satisfaits de Johan Cruyff sur le banc amstellodamois, avant que Louis van Gaal n’en fasse un numéro 10 d’exception.

>> L’évolution tactique des postes (3/6): Destructeurs ou relanceurs, la crise d’identité des défenseurs centraux

Dominique Rocheteau (en vert), ailier virevoltant de Saint-Etienne, en mars 1977 à Anfield contre Liverpool Icon Sport – Dominique Rocheteau (en vert), ailier virevoltant de Saint-Etienne, en mars 1977 à Anfield contre Liverpool Dennis Bergkamp (de face) en mars 1987 avec l'Ajax face à Malmö en Coupe des Coupes DR – Dennis Bergkamp (de face) en mars 1987 avec l’Ajax face à Malmö en Coupe des Coupes

L’Ajax championne d’Europe en 1995 jouait d’ailleurs dans un 3-4-3 avec un milieu en losange similaire au Barça de la Dream Team de Cruyff et les mobylettes excentrées Finidi George et Marc Overmars. En Angleterre, terre du 4-4-2 roi, l’entrejeu était un champ de bataille où le vainqueur écartait vite sur les côtés pour les fusées (Barnes, Sharpe, Giggs, Kanchelskis…) chargées d’alimenter leurs attaquants en centres. Dans son 4-3-3 champion de France en 1996, Guy Roux misait aussi sur la vitesse de Christophe Cocard et Bernard Diomède. Des succès en forme de chant du cygne de l’ailier « traditionnel ».

L’avènement de « l’ailier axial »

Depuis dix jours, cette série explore comment l’évolution du football a renversé la conception des postes. Un gardien n’est plus seulement le dernier rempart mais aussi le premier relanceur; un arrière peut presque autant apporter offensivement que défensivement; un milieu de terrain n’est plus exclusivement récupérateur ou créateur. L’ailier, en plus de devoir défendre, n’est plus nécessairement un joueur de couloir. Il le défend certes quand l’adversaire a le ballon, mais beaucoup le désertent après la récupération, rompant avec la coutume unidimensionnelle et prévisible du débordement le long de la ligne de touche. Référence de l’analyse tactique dans les médias britanniques, Michael Cox parla même d' »ailier axial » en 2010. Une réinvention en symbiose avec celle du défenseur latéral, de plus en plus porté vers l’avant et à qui il fallait ouvrir l’espace. Les rares reliques des ailiers des temps passés, comme Jesus Navas ou Antonio Valencia, ont d’ailleurs été replacées un cran plus bas. 

Désormais, l’aile est parfois le refuge de meneurs de jeu en quête d’une terre d’accueil, chassés d’un axe devenu trop dense et trop athlétique pour leur survie: plus ou moins ponctuellement, Andrés Iniesta, Wesley Sneijder, Mesut Özil ou Yoann Gourcuff s’y sont résolus, comme Zinédine Zidane au Real Madrid. « Je n’ai jamais pu déborder parce que je n’allais pas assez vite, mais j’ai toujours aimé partir de la gauche, rentrer vers l’intérieur et avoir le choix, soit de la passe, soit de la frappe, confie le Ballon d’Or 1998 dans So Foot. Toutefois, même si je me décentre, mon poste de prédilection, c’est dans l’axe. Et le numéro 10, le vrai, joue dans l’axe, c’est une tradition. Mais au Real, j’ai quand même dû m’y plier, pour ne pas nuire à l’équilibre de l’équipe. Il y avait un tableau noir, j’avais un rôle à respecter, c’était très clair, je l’ai fait: je devais occuper le couloir gauche en phase défensive et je pouvais rentrer en phase offensive. Tu joues pour une équipe, et la moindre des choses, c’est de ne pas casser son équilibre. »

>> L’évolution tactique des postes (4/6): Les milieux axiaux, de la spécialisation à l’universalité

Zinédine Zidane (en blanc) avec le Real Madrid face à la Juventus de David Trezeguet et Alessandro Del Piero (au sol) en demi-finale aller de la Ligue des champions en mai 2003 AFP – Zinédine Zidane (en blanc) avec le Real Madrid face à la Juventus de David Trezeguet et Alessandro Del Piero (au sol) en demi-finale aller de la Ligue des champions en mai 2003

Jusqu’alors confinés dans leur couloir pour foncer tête baissée, les excentrés deviennent des « interprètes de l’espace » (raumdauter), étiquette collée à Thomas Müller, guettant l’apparition de bulles de liberté axe droit et axe gauche pour y surgir au moment opportun et faire la différence. La recette a fait le succès du Bordeaux d’Élie Baup en 1999, avec Ali Benarbia et Johan Micoud sur les côtés d’un 4-4-2. « L’idée, ce n’était pas de rester collé à la ligne mais plutôt d’être dans des espaces intermédiaires, explique l’ancien Cannois. Tu essaies de t’orienter de trois-quarts pour avoir l’ensemble du terrain face à toi, et rentrer dans l’axe sur le pied droit pour centrer, frapper, trouver un attaquant… C’était naturel. » 

C’est tout l’avantage du joueur de côté en « faux pied » (droitier à gauche et vice versa): il s’oriente naturellement vers le but et change la problématique posée à la défense adverse. Philippe Coutinho et Angel Di María font des ravages quand ils se rendent disponibles entre les lignes pour être à la dernière passe ou déclencher leurs redoutables frappes aux vingt mètres. Arjen Robben, lui, préférait recevoir le ballon excentré et repiquer balle au pied, dans un enchaînement signature. « Si on le fait au bon moment, cela surprend quand même, assure le Néerlandais dans The Guardian. Le timing est la clé, toujours. »

Arjen Robben qui repique au centre balle au pied, l'enchaînement signature du Néerlandais, avec le Bayern Munich en février 2018 AFP – Arjen Robben qui repique au centre balle au pied, l’enchaînement signature du Néerlandais, avec le Bayern Munich en février 2018

Autre axe de course: la diagonale vers le but, dans l’espace entre le défenseur central et le latéral adverses. La créativité cède la place à la vitesse, aux projections sans ballon, à la technique en mouvement par opposition à la technique arrêtée des ailiers à l’ancienne. C’est l’un des recours d’Arsenal avec Pierre-Emerick Aubameyang côté gauche, comme dans la victoire contre Everton (3-2) en février. À Liverpool, les appels de Mohamed Salah et Sadio Mané complètent les décrochages de Roberto Firmino, à l’instar de Pedro et David Villa au Barça avec Lionel Messi en faux 9. En février, Pep Guardiola a enclenché, avec succès, un mécanisme similaire au Bernabéu, en huitième de finale aller de la Ligue des champions: Kevin de Bruyne et Bernardo Silva en faux 9 pour aspirer la charnière Varane-Ramos, Riyad Mahrez et surtout Gabriel Jesus sur les côtés chargés de plonger vers le but dans l’espace ouvert.

Le schéma tactique du huitième de finale aller de Ligue des champions Real-City en février 2020 DR – Le schéma tactique du huitième de finale aller de Ligue des champions Real-City en février 2020

Ce profil d’attaquant excentré rapide, capable d’attaquer le dos des défenses adverses et notamment des latéraux aspirés vers l’avant, est une arme privilégiée des équipes misant sur les transitions. Exemple parfait: le premier Chelsea de José Mourinho, avec Arjen Robben, Damian Duff et Joe Cole, bourreau du Barça en Ligue des champions 2004/05. Dans les Clasicos, Cristiano Ronaldo (un « renard des couloirs » que László Bölöni avait désaxé au Sporting pour l’extraire de la rudesse des défenseurs centraux) était à son tour un recours systématique du Real de Mourinho, comme dans la victoire en Coupe du Roi 2011. De même pour Kylian Mbappé dans le couloir droit de l’équipe de France à la Coupe du monde 2018. En décembre dernier, enfin, les courses de Marcus Rashford ont martyrisé Manchester City dans la victoire des Red Devils (2-1) à l’Etihad. 

Le retour en grâce du dribbleur excentré

L’ailier mangeur d’espaces, en faux pied ou non, est moins à l’aise dans les configurations d’attaque placée où l’adversaire, regroupé, n’offre pas de profondeur. La liberté sur les côtés est difficile à exploiter pour des joueurs arrêtés, d’autant plus si ce sont des défenseurs latéraux, rarement capables de faire la différence en un contre un après avoir reçu le ballon dans les pieds. Le Barça en a largement souffert dans son match nul à Naples (1-1).

Privé du talent de Lionel Messi depuis son départ du Barça, Pep Guardiola a repensé sa manière d’attaquer. Désormais, il fixe à l’intérieur pour chercher la déstabilisation sur l’extérieur et finir sur des centres rasants devant le but. Son approche exige des ailiers (Mahrez, Bernardo Silva, Sterling, Sané…) très écartés, pour étirer la défense adverse, et dribbleurs. « À City, quand tu joues sur un côté, tu essayes d’être un joueur qui crée le déséquilibre, un joueur de un contre un qui fait la différence », confirme Bernardo Silva dans France Football. Toute la construction des Cityzens vise d’ailleurs à optimiser en bout de chaîne la configuration de percussion pour ces attaquants excentrés. « Avant tout, il faut convaincre le joueur de patienter dans une zone précise, loin du ballon, développe Guardiola dans La Métamorphose. Attends, attends, ce n’est pas encore le moment. Mais lorsqu’il arrive, réfléchis bien: combien d’adversaires reste-t-il à dribbler? Un seul. Nous avons construit toute l’action pour permettre à l’ailier, donc à toi, d’arriver en un contre-un… et parfois même, l’action aura si bien marché que tu n’auras plus personne à éliminer. Par contre, si tu joues sans réfléchir et que tu reviens vers l’intérieur du terrain, combien d’adversaires vas-tu retrouver sur ta route? Quatre! »

Bernardo Silva (en bleu), l'un des ailiers très dribbleurs du Manchester City de Pep Guardiola, face à MU en mars 2020 AFP – Bernardo Silva (en bleu), l’un des ailiers très dribbleurs du Manchester City de Pep Guardiola, face à MU en mars 2020

C’est ce qu’il appelle « l’attaque en zone », qui replace l’ailier dans ses situations de percussion originelles tout en mettant à jour ses objectifs: les centres ne se font plus au poteau de corner mais depuis la ligne extérieure de la surface, zone bien plus rentable statistiquement, ou depuis l’angle de la surface. Une approche appliquée notamment par les animations offensives à cinq devant (complétée par le latéral de l’autre côté), où l’ailier est chargé d’exploiter les décalages créés sur la largeur: Nicolas Pépé à Arsenal sous Mikel Arteta, Heung-min Son à Tottenham à l’arrivée de José Mourinho, Marcus Rashford à Manchester United en début de saison. Autant d’incarnations d’un rôle d’ailier réinterprété pour répondre aux problématiques du football moderne, témoignage d’un jeu cyclique en perpétuelle réinvention.

https://rmcsport.bfmtv.com/football/l-evolution-tactique-des-postes-l-ailier-deracine-des-ailes-1891067.html

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