Il y a ceux qui deviennent gardiens parce qu’ils n’aiment pas courir (Ederson). Ceux qui remplacent un absent d’un jour et restent aux cages (Van der Sar, Buffon). Ceux que l’on met là pour leur taille (Yachine). Ceux qui enfilent les gants par tradition familiale (Kasper Schmeichel et Wojciech Szczesny, fils de). Plus rare est l’enfant qui, comme Hugo Lloris, choisit spontanément le poste par attraction pour sa singularité et parce qu’il aime se jeter dans la boue. « Le gardien est un joueur différent », souligne le capitaine des Bleus dans France Football. Maillot différent, entraînement à part, règle spécifique qui lui autorise l’emploi des mains et mission à contre-courant: s’opposer à ce que tout le monde attend, le but. La plume de Vladimir Nabokov, lui-même ancien membre de la confrérie, l’a saisi dans Autres rivages: « Le gardien de but est un aigle solitaire, un homme mystérieux. L’ultime défenseur des siens. Plus qu’un gardien de but, il est le gardien des rêves. »

Héros des peuples, comme Toni Turek, déifié par les commentateurs allemands en 1954 pour ses exploits contre la Hongrie en finale mondiale, ou bouc émissaire, comme le paria Moacyr Barbosa, rendu coupable de la désillusion brésilienne à domicile, en 1950. « C’est toujours la faute du gardien, déplora l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano. Et si cela ne l’est pas, il est quand même blâmé. Quand n’importe quel autre joueur commet une erreur, il est celui qui est puni: il est laissé là dans l’immensité du filet vide, abandonné pour faire face seul à son bourreau. » C’est pour cela qu’un gardien « a besoin de confiance, il doit être sans peur », selon les mots de Gianluigi Buffon.

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Le gardien brésilien Moacyr Barbosa encaisse un but face à l'Uruguay à domicile lors de la Coupe du monde 1950 AFP – Le gardien brésilien Moacyr Barbosa encaisse un but face à l’Uruguay à domicile lors de la Coupe du monde 1950

Figé dans son individualité, omis des dénominations tactiques numériques, sauf en Espagne où l’on parle parfois de 1-4-4-2 ou 1-4-3-3, le gardien joue pourtant, dans l’interprétation de sa fonction, un rôle prépondérant dans l’application victorieuse des principes collectifs. Une reconnaissance stratégique acquise au fil de cent cinquante ans d’une histoire rythmée par des personnalités hors du commun.

Un arrière reconverti et pris pour cible

Si le Football Association est officiellement né en 1863, avec l’unification des règles, le poste de gardien n’a été fixé dans les textes qu’en 1871, comme celui qui a « la liberté d’utiliser les mains pour la protection de son but », partout sur le terrain d’abord, uniquement dans son camp à partir 1887, seulement dans sa surface, enfin, en 1912, suite aux abus de Leigh Richmond Roose (Stoke, Sunderland), qui courait jusqu’à la ligne médiane en faisant rebondir le ballon. Auparavant, sa mission était assumée par les arrières les plus reculés. Le gardien se distingue alors progressivement du reste de l’équipe, surtout lorsque son équipement devient différent des autres à partir de 1909.

« La position la plus importante sur tout le terrain est peut-être celle du gardien, écrit déjà Montague Shearman dans Athletics and Football en 1887. Il doit avoir la tête froide, l’œil et la main rapides, et plus il a de portée avec ses bras, mieux c’est. Même s’il doit seulement défendre l’espace entre les poteaux, et que tout sont travail doit être effectué entre les poteaux ou à quelques mètres d’eux, il doit être prêt à afficher la plus grande activité possible dans ce cercle limité. » Une conception restreinte qui autorise des profils pas toujours très affûtés. Dans The Outsider, qui retrace l’histoire des gardiens, Jonathan Wilson présente le plus connu de l’époque, William « Fatty » Foulke (Sheffield United), plus de cent vingt kilos sur la balance. Pas inutile pour résister, voire répondre, aux assauts des charges adverses, restreintes à partir de 1892 à la condition de « jouer le ballon ».

William "Fatty" Foulke (au centre) DR – William « Fatty » Foulke (au centre)

Cela n’empêchait pas les mauvais coups. Si la fracture du crâne de Petr Cech, en 2006 avec Chelsea, a marqué les esprits, ce genre de blessures était courant pour les gardiens du début du XXe siècle. Cela a été fatal à John Thomson, prometteur gardien du Celtic, mort à vingt-deux ans en 1931 après un choc à la tête lors d’un Old Firm contre les Rangers. « Il faut être robuste, préconisait Jack Robinson en 1905 dans Association Football and the Men who Made It. L’homme dans le but doit être un composé d’acier et de gutta-percha. » « Nous, les gardiens, on a un territoire à défendre, clame Anthony Lopes en écho un siècle plus tard dans L’Équipe. Après, il peut y avoir de la casse, d’un côté comme de l’autre. »

Déjà au début du siècle dernier, la profession se scindait entre la sobriété et l’excentricité de gardiens plus acrobatiques, perçus outre-Manche comme des entertainers. Pourtant, les pionniers du plongeon sont deux Anglais: W. R. Moon (Corithian FC) et le sus-cité Jack Robinson (Southampton). Impressionnant l’Autriche dans une tournée à la fin du XIXe siècle, il y laissa son nom à un type d’arrêt, la « Robinsonade ».

L’avènement du gardien-libéro

Satisfait de garder les buts parce que ça lui donnait « le temps de réfléchir », Bardamu, le héros de Louis-Ferdinand Céline dans Mort à crédit, n’aurait pas pu défendre ceux de l’Ajax de Rinus Michels. Le football total amstellodamois nécessitait un gardien, Heinz Stuy, proactif plutôt que passif, impliqué dans chaque phase du jeu et prêt à sortir loin de ses buts pour couvrir le dos de ses défenseurs. « Si tout le monde va vers l’avant, il faut un défenseur supplémentaire, donc le gardien doit également être capable de jouer », prônait Johan Cruyff, qui eut la même exigence envers Stanley Menzo une fois passé sur le banc, en 1985. À ses yeux, le risque de se faire lober était moins significatif que toutes les actions adverses coupées par son portier, à la zone d’action élargie au-delà de sa surface et désormais redevenu un défenseur (presque) comme les autres.

Heinz Stuy (à droite) célèbre la victoire de l'Ajax en finale de la C1 en 1973 avec Johan Cruyff (à gauche) et Johnny Rep Icon Sport – Heinz Stuy (à droite) célèbre la victoire de l’Ajax en finale de la C1 en 1973 avec Johan Cruyff (à gauche) et Johnny Rep

Un demi-siècle plus tôt, l’Allemand Heinrich Stuhlfauth, spécialiste de la Fußabwehr (défense du pied), n’aimait pas plonger mais sortait déjà de ses buts pour suppléer sa défense, au point d’être décrit comme un troisième défenseur du système en 2-3-5 de son époque. Le premier grand gardien sud-américain, le Brésilien Jaguaré, passé par l’OM à la fin des années 30, était aussi réputé pour quitter sa ligne. « Le gardien doit avoir beaucoup d’entraînement comme joueur de champ également, pour être capable de remplir le rôle de troisième défenseur », professait Gyula Grosics, autre référence de l’exercice dans l’offensif onze d’or hongrois des années 50. L’Angleterre s’en aperçut en 1953 dans une défaite cuisante à Wembley (6-3), dans laquelle Grosics coupa notamment une situation clé aux vingt mètres.

La décennie suivante, Lev Yachine, légendaire Ballon d’Or 1964, consacra l’autorité du gardien sur sa surface et au-delà, sortant parfois dégager de la tête des ballons aériens. Une logique poussée à l’extrême, cinquante ans plus tard, par Manuel Neuer dans le huitième de finale de Coupe du monde contre l’Algérie (2-1 ap), avec vingt-et-un ballons joués hors de ses dix-huit mètres et plusieurs interventions clés. Hugo Lloris s’inscrit dans la même lignée. « J’ai toujours eu cette volonté de couvrir mes défenseurs dans leur dos, confie le gardien tricolore à France Football. J’ai donc appris à mieux me situer par rapport au ballon, même quand il est loin du but, à droite ou à gauche. Un ou deux pas peuvent faire la différence. Il ne faut pas rester au milieu du but, mais se placer comme les défenseurs. Ce sont des détails qui font la différence dans la lecture de l’action et dans l’intervention du gardien. »

Lev Yachine, le seul gardien Ballon d'Or dans l'histoire AFP – Lev Yachine, le seul gardien Ballon d’Or dans l’histoire L'Allemand Manuel Neuer (en haut) au duel avec l'Algérien Islam Slimani lors de la Coupe du monde 2014 AFP – L’Allemand Manuel Neuer (en haut) au duel avec l’Algérien Islam Slimani lors de la Coupe du monde 2014

L’explosif ancien Niçois fait aussi partie de la génération pointant désormais systématiquement autour du mètre quatre-vingt-dix et parfois proche du double mètre, comme Thibaut Courtois (1,99 m). La taille moyenne des gardiens engagés en Ligue des champions a ainsi bondi de un mètre quatre-vingt-deux en 1970 à un mètre quatre-vingt-dix aujourd’hui, seuil atteint par plus de la moitié d’entre eux contre 30% en 1989/90. Le Danois Peter Schmeichel (1,91 m) percevait cette dimension athlétique comme une arme de dissuasion massive. « On ne peut pas sur-estimer le pouvoir de la force psychologique dans un match de football, écrit la légende de Manchester United dans son autobiographie. Cela a une grande importance pour moi que mes adversaires soient intimidés par ma présence dans les buts. Ils doivent savoir que je suis prêt pour eux à 100%, que je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour les empêcher de marquer. »

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Les premiers relanceurs

1992. Le tournant. « La règle sur la passe en retrait est le meilleur changement de règle de l’histoire, cela a changé le jeu », assure Schmeichel. Motivée par les gains de temps abusifs constatés à la Coupe du monde 1990, cette révolution n’a pas seulement accéléré le jeu, elle a également réinventé le rôle du gardien de but. « On a vu un vrai changement dans le profil du gardien dans l’équipe et les qualités dont il a besoin pour maximiser sa performance, estime le directeur technique de l’UEFA Pat Bonner dans The Technician, le magazine de l’instance. Dans beaucoup d’aspects, ils sont beaucoup plus comme des joueurs de champs. Entre 60 et 80 % des actions d’un gardien sont maintenant avec les pieds. » Finie la figure du dernier rempart qui « ne sait pas jouer au football » (Ruud Gullit) ou qui « n’est pas un footballeur mais un joueur de handball » (Malcolm Alisson).

La mutation s’est faite progressivement. Douloureusement d’abord, pour la génération directement impactée et déstabilisée, provoquant des buts gags; plus naturellement ensuite pour les suivantes, formées au jeu au pied dès le plus jeune âge. Dans un premier temps, les progrès se sont surtout manifestés dans le jeu long, au point de voir Peter Schmeichel et Fabien Barthez, ambassadeurs de l’exercice, s’échanger quelques « goal à goal » lors du France-Danemark de l’Euro 2000. Cela reste un recours utile pour casser un pressing, comme la passe décisive sur six mètres d’Ederson pour Sergio Agüero la saison dernière, ou lancer une contre-attaque (Alisson pour Salah contre Manchester United en janvier).

Fabien Barthez (en noir) et la France face au Danemark de Peter Schmeichel à l'Euro 2000 Icon Sport – Fabien Barthez (en noir) et la France face au Danemark de Peter Schmeichel à l’Euro 2000 Ederson (à gauche), un gardien qui n'hésite pas à sortir et à utiliser ses pieds avec Manchester City Icon Sport – Ederson (à gauche), un gardien qui n’hésite pas à sortir et à utiliser ses pieds avec Manchester City

Mais les philosophies les plus joueuses ont surtout développé et recherché des gardiens aptes à relancer court même sous pression, avec des figures comme Edwin van der Sar, première référence du genre dans l’Ajax de Louis van Gaal championne d’Europe 1995, puis Victor Valdés dans le Barça de Pep Guardiola. « Je sais que je vais devoir participer non seulement comme gardien, mais aussi comme défenseur central », avait déclaré son successeur Claudio Bravo à son arrivée dans le club catalan. La politique allemande replaçant la technique au cœur du jeu a également porté ses fruits avec Manuel Neuer et Marc-André ter Stegen, dont les prises de risque assumées contrastent avec la sobriété voire l’austérité de leurs prédécesseurs Sepp Maier ou Oliver Kahn. Illustration d’une tendance qui se généralise: les gardiens de Ligue des champions jouent 46% de passes courtes en 2019/20 contre 24% une décennie plus tôt, une progression d’une régularité frappante.

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Le pressing haut désormais répandu renforce l’importance du jeu au pied des gardiens, déterminant pour réussir à s’en affranchir. Pour développer leur sensibilité technique des deux pieds et leur faculté à trouver les bonnes solutions sous pression, ils participent de plus en plus aux petits jeux et aux exercices de conservation à l’entraînement, comme des joueurs de champ. Déjà en avance sur son temps, Johan Cruyff faisait participer Andoni Zubizarreta, son « premier attaquant », comme milieu gauche pour améliorer son intégration dans le collectif. « À mes débuts chez les pros, on me demandait de dégager le plus loin possible, le plus fort possible, se souvient Hugo Lloris dans France Football. Aujourd’hui, on nous demande de repartir de derrière, au sol, quitte à prendre plus de risques. Avec Fred Antonetti ou Gernot Rohr à Nice, c’était: ‘Sur les six mètres, on fait monter et on tape le plus loin possible’… Ensuite, la philosophie a évolué. Je pense même que certains gardiens ont le niveau pour évoluer dans le champ. » « Si nécessaire, je suis partant, avait d’ailleurs lancé Ederson à FourFourTwo en mars 2018. Je pense que je pourrais gérer. »

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Un avenir de joueur de champ comme les autres?

L’expérience serait inutile. À l’Ajax, André Onana montre déjà comment un gardien peut  être impliqué loin de ses buts dans la construction du jeu, comme un onzième joueur de champ. « Je pense que les gardiens devraient avoir plus de liberté d’expression, réclamait le fantasque René Higuita. Si on attaque, j’aime monter dans le rond central et échanger quelques passes. » Cela lui avait coûté un but contre le Cameroun, en 1990, mais le Colombien était peut-être en avance de trente ans. Car face à des organisations défensives de mieux en mieux rodées, l’avantage numérique décisif généré par le gardien à l’origine des actions peut se répercuter à chaque ligne de jeu: s’il évite qu’un milieu descende à hauteur des défenseurs centraux, un attaquant n’a pas besoin de venir compenser dans l’entrejeu, et ainsi de suite, préservant à chaque étape un relais supplémentaire.

Si elle se généralisait, l’approche d’Onana validerait le long cycle du gardien de but. « À la fin du XIXe siècle, le gardien a été séparé du reste de l’équipe, on lui a donné un rôle spécifique avec des devoirs spécifiques et ensuite un maillot spécifique, résume Jonathan Wilson dans The Outsider. Il était différent des dix autres, un marginal. Depuis, le processus a été celui d’une réintégration graduelle. Il y a eu des contretemps, mais de manière générale, les cent quarante dernières années ont vu le gardien devenir de plus en plus membre de l’équipe comme un autre. »

https://rmcsport.bfmtv.com/football/l-evolution-tactique-des-footballeurs-les-gardiens-de-dernier-rempart-a-premier-attaquant-1883517.html

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