Pep Guardiola adore les milieux de terrain. Dans l’entrejeu, en charnière centrale, au poste de latéral, parfois en attaque: il n’en aura jamais assez. « Tu peux gagner des matches avec les défenseurs ou avec les attaquants, mais si tu n’as pas de milieux axiaux, tu ne peux pas bien jouer, assure-t-il dans l’ouvrage Herr Pep. J’aime les milieux axiaux. J’aimerais en avoir des milliers dans mes équipes. » Ils sont les cerveaux de son jeu, de Xavi à De Bruyne, d’Iniesta à David Silva, de Busquets à Fernandinho. L’entraîneur bordelais Paulo Sousa a exprimé une vision similaire dans L’Équipe: « Les milieux sont des pivots, à mes yeux. Ils connaissent la défense et l’attaque, les deux moments du jeu. Ils doivent toujours avoir une vision périphérique et communiquer avec leurs partenaires. »
L’enjeu est stratégique. « Le match se gagne au milieu, affirme Jean-Claude Suaudeau dans France Football. Car pour trouver le bon jeu, seuls les gens du milieu en sont capables. Ils animent, ils inspirent. Plus tu possèdes ce genre de joueurs, plus tu peux espérer gagner, au moins dans la durée. Le milieu de terrain est l’endroit où repose le futur du football, pas ailleurs. » L’entrejeu fourmille de variété dans les profils et dans la manière de les associer. Les exigences s’y sont approfondies, aussi. Après la spécialisation, place à l’universalité.
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AFP – Andres Iniesta (à gauche) et Xavi, le duo plaque tournante du Barça de Pep Guardiola, en janvier 2011
La division du travail dans l’entrejeu
Au début du siècle dernier, le demi-centre était « l’homme le plus important sur le terrain » selon Willy Meisl, influent journaliste et frère du sélectionneur autrichien Hugo Meisl. Au cœur du 2-3-5, il était la cheville ouvrière qui articulait l’ensemble. Dans la représentation à plat des systèmes de l’époque s’effectuait déjà une répartition naturelle au sein de chaque ligne, en fonction des inclinaisons et profils personnels, entre offensifs et défensifs, créateurs et travailleurs. Parmi les demis du Newcastle de l’époque édouardienne, trois fois champion d’Angleterre en 1905, 1907 et 1909, les ingénieux Peter McWilliam et Colin Veitch encadraient le conservateur Wilfrid Low. Un cran plus haut, au sein de la ligne d’attaque, les inters étaient souvent concernés par la construction du jeu.
Le W-M imaginé par Herbert Chapman est la formalisation géographique de cette division des tâches: le demi-centre défensif devient un troisième arrière; l’entrejeu est désormais composé d’un carré, avec deux demis reculés et deux inters plus avancés en soutien des ailiers et de l’avant-centre. Jusqu’au football total de l’Ajax des années soixante-dix, le jeu reste très segmenté: les défenseurs défendent, les atttaquants attaquent, inters et demis se spécialisent encore un peu plus. Au Brésil, Flávio Costa fige la diagonale au Flamengo à la fin des années trente, avec un demi et un inter plus haut que l’autre. L’évolution naturelle sera le 4-2-4 qui mènera la Seleçao au sacre mondial en 1958: l’inter le plus offensif devient deuxième attaquant ou ponta da lança (Pelé), le demi le plus défensif intègre à son tour la ligne arrière. À la même époque, les très libres Alfredo Di Stéfano et Nándor Hidegkuti, faux 9 et vrais meneurs de jeu, amorcent l’éclosion du numéro 10 par un autre chemin.
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DR – Le 2-3-5 et le W-M DR – La diagonale de Flamengo et le Brésil champion du monde en 1958
« En divisant et en subdivisant les occupations d’un grand service, en de nombreuses parties, on peut rendre le travail de chacun si clair et si certain qu’une fois qu’il en aura un peu pris l’habitude, il lui sera presque impossible de commettre des erreurs. » S’il n’avait publié sa Fable des abeilles en 1714, Bernard Mandeville, père du concept économique de la division du travail, aurait pu décrire le fonctionnement d’une équipe de football. Mais, résistant à cette fragmentation du jeu qui implique chaque joueur dans une seule phase, des exceptions s’affirment déjà et la créativité bourgeonne là où l’on ne l’attend pas. Le véritable organisateur du Brésil de 1958 n’est pas Pelé mais Didi, plus reculé, comme le sera Gérson en 1970 au milieu d’une pléthore de créateurs. L’Espagnol Luis Suárez Miramontes, Pirlo quarante ans avant Pirlo, lance les contres de l’Inter ultra-défensive d’Helenio Herrera d’une position basse devant la défense
Mais plus communément, l’animation du jeu est confiée au numéro 10 et les autres milieux se contentent d’un second rôle de soutien. Les systèmes reflètent cette distribution: le 4-3-3 des années 70 étage le 6, récupérateur, le 8, relayeur, et le 10, meneur de jeu; les losanges ou assimilés placent le 10 en homme libre derrière les attaquants, notamment en 1966 avec le fameux 4-3-1-2 argentin et le 4-1-3-2 anglais, sacré à domicile. Dans son carré magique, Michel Hidalgo va plus loin et associe trois numéros 10 chez les Bleus, Platini, Giresse et Genghini, soutenus par l’infatigable et inventif Tigana.
Icon Sport – Michel Platini (à gauche) et Alain Giresse en équipe de France lors de l’Euro 1984
Les années 80 sont l’âge d’or du meneur de jeu, le tournant de la décennie 90 celui de la rigueur. À mesure que les enjeux économiques et de résultats immédiats se crispent, le 10 est soit sacrifié par la rationalisation des systèmes défensifs, qui ne peut composer avec sa liberté individuelle, soit isolé au sein d’organisations solidifiées. « Au début des années 90, le rôle est entré en crise, analyse Roberto Mancini dans sa thèse de 2000/01 sur le trequartista. Souvent, les entraîneurs ont sacrifié la figure historique du numéro 10 en raison de la nécessité de préserver les équilibres de l’équipe. »
L’entrejeu devient l’empire des destructeurs où la densité physique cherche à éteindre toute flamme créative. En 1998, l’équipe de France est sacrée championne du monde avec Zinédine Zidane, mais surtout avec trois récupérateurs derrière lui. « Plus ça va, moins il y a d’espaces pour jouer, donc ça devient de plus en plus difficile pour ce type de joueur », constatait Yoann Gourcuff dans Ouest-France en juin 2018. Le 10 traditionnel finit par devoir s’exiler, sur un côté ou en retrait. Parfois, sa mission est même diffusée à d’autres postes (gardien, défenseur central, latéral, avant-centre).
AFP – Christian Karembeu (de face) et Emmanuel Petit, deux des trois récupérateurs titulaires chez les Bleus champions du monde en 1998 avec Didier Deschamps
Vers une universalité différenciée
Le football moderne optimisé implique chaque joueur dans toutes les phases du jeu. Le numéro 6 doit aussi apporter offensivement, le numéro 10 contribuer défensivement. Arrigo Sacchi a lancé le mouvement en faisant défendre et attaquer son Milan à l’unisson, dans une version philosophiquement parente mais pratiquement plus rigide des idéaux de l’Ajax de Rinus Michels. En parallèle, la scientifisation de la préparation physique a transformé la morphologie et les facultés athlétiques des joueurs. Au cœur du jeu se croisent puissants, explosifs et marathoniens. Dans certaines équipes joueuses, le poste de sentinelle est le dernier refuge des vulnérables, la dernière bulle où l’espace-temps ne s’est pas encore totalement contracté. Miralem Pjanic s’y est reconverti pour avoir le jeu face à lui, un contexte qui permet à Sergio Busquets de durer et où Xabi Alonso s’est régalé. « Si la mer est profonde, un poisson peut respirer, image Andrea Pirlo dans son autobiographie. Si vous le mettez juste sous la surface, il s’en sortira, mais ce ne sera pas vraiment pareil. »
Le plus haut niveau requiert toutefois la multidimensionnalité: volume de courses pour aller presser et se projeter sans ballon, puissance pour gagner les duels et générer les transitions offensives si recherchées, intelligence pour faire les bons choix, qualité technique pour les réaliser. Quand il décrit le « milieu moderne » dans L’Équipe, Corentin Tolisso présente « un milieu capable de tout faire: marquer, faire des passes décisives, défendre, tacler… Un joueur efficace pour son équipe, autant défensivement qu’offensivement. »
AFP – Corentin Tolisso (en blanc), le milieu français du Bayern Munich, en août 2019
Des nuances persistent néanmoins autour des trois catégories, « récupérateur », « coureur » et « créateur », mais la plupart des meilleurs milieux s’inscrivent au moins dans deux d’entre elles. Fabinho est un récupérateur-créateur, capable de protéger sa défense comme de donner le tempo et trouver la bonne solution vers l’avant. N’Golo Kanté, Blaise Matuidi et Jordan Henderson sont des récupérateurs-coureurs: leur volume de jeu leur permet autant de récupérer des ballons en allant presser haut que de se projeter depuis la deuxième ligne en phase offensive, créant avant tout le danger par des appels sans ballon. Kevin de Bruyne, Donny van de Beek et Marco Reus, enfin, sont des coureurs-créateurs, le nouveau prototype de joueurs évoluant dans la zone du 10 à l’ancienne, dont la faculté à répéter les efforts pour attaquer les espaces et presser en première ligne est magnifiée par une virtuosité technique génératrice d’occasions. « Maintenant, derrière l’attaquant, ce sont plus des 9 et demi, des gens qui vont vite, qui prennent la profondeur, qui dribblent », acquiesce Benjamin Nivet, dernier représentant d’un idéal romantique évaporé.
Cette polyvalence permet de briller dans plusieurs contextes tactiques différents. Cela ne condamne pas nécessairement les mono-catégories, mais ils sont, par essence, plus exclusifs. Lorsqu’il était à la tête de la sélection espagnole, Robert Moreno l’avait verbalisé pour Sergio Busquets. « Ce que je sais, c’est que Busi est fort dans ce en quoi il est fort: initier le jeu et sortir de la pression quand plus personne ne peut le faire, toujours donner à l’équipe des solutions pour changer l’orientation, être le premier à presser à la perte. Pour cela, il faut un contexte. Le contexte, c’est qu’il ait des solutions de passe, que l’équipe attaque ensemble, et que l’équipe défende ensemble. Si l’on commençait à penser que Busi devrait être bon sur les transitions de quatre-vingt mètres en courant vers l’arrière, on se tromperait. Il n’est pas rapide sur de longs déplacements. L’évaluer sur quelque chose qui n’est a priori pas sa qualité, c’est injuste. Si les équipes dans lesquelles il joue, le Barça ou nous, s’approchent de l’identité qui le rend fort, qui est avoir le ballon, attaquer ensemble et ensuite défendre ensemble, et qu’il puisse faire cette première pression, on aura le meilleur Busi, celui que l’on avait à l’époque (à Barcelone, où il était adjoint de Luis Enrique, ndlr), et que l’Espagne a également eu. Si on s’éloigne de cela, il souffrira. C’est une question de contexte. »
AFP – Le Barcelonais Sergio Busquets avec l’Espagne lors de la Coupe du monde 2018
Après l’optimisation de l’athlète, optimiser le footballeur
Sur la dernière décennie, le nombre de courses à haute intensité dans un match a augmenté de 30 %. Dans les zones décisives, densifiées défensivement, le milieu axial a moins de temps pour penser, moins d’espace pour jouer. « Cela fait quelques années que le football optimise plus l’athlète que le footballeur, souligne un responsable de l’analyse dans un grand club français. Je pense que c’est le moment de réagir techniquement, tactiquement, et d’apporter les solutions à ce football plus optimisé physiquement. »
Les entraînements cognitifs visant à améliorer la prise d’information se généralisent. En Allemagne, Hoffenheim, grâce à son association avec la société de logiciels SAP (cofondée par Dietmar Hopp, le propriétaire du club), est à la pointe de l’innovation, à travers notamment deux machines sophistiquées, le Footbonaut et l’Helix. En Espagne, le Barça Innovation Hub mène un ambitieux projet autour de l’orientation optimale du corps, utilisant notamment les données de tracking. Certains grands clubs européens travaillent aussi sur l’instauration de référents en jeu pour automatiser la prise de décision, catalyser l’inventivité et l’instinct des créatifs vers les solutions les plus productives. La course à l’armement est lancée. Pour que le milieu de terrain axial conserve les clés du jeu.
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