En 1996, Matthias Sammer devient seulement le deuxième défenseur de l’histoire couronné du Ballon d’Or, après son compatriote Franz Beckenbauer. « Je ne suis pas choqué par le fait que les attaquants ou les milieux offensifs soient distingués en priorité, confie le libéro allemand au moment de recevoir son trophée. J’ai le plus grand respect pour eux, parce qu’ils occupent les postes les plus difficiles et qu’ils sont davantage exposés à la critique. » Et aux projecteurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux premiers arrières couronnés, avant l’anomalie Fabio Cannavaro en 2006, jouissaient de la liberté offensive d’un meneur de jeu parallèlement à leur fonction de couverture défensive.
Icon Sport – Matthias Sammer avec le Borussia Dortmund en 1997
À l’ère de la data omnipotente, le défenseur central souffre de l’inadéquation statistique de sa fonction première. Comment quantifier fidèlement son apport à une équipe au sein d’une unité de quatre ou cinq éléments? Comment mesurer, par exemple, la sérénité apportée par Virgil van Dijk à toute l’arrière-garde de Liverpool depuis l’hiver 2018? Comment prendre en compte les actions annihilées avant même leur déclenchement par un placement pertinent? Pourquoi privilégier le nombre de tacles ou de duels quand certains n’ont pas besoin d’y recourir?
« Si on n’a pas de courage, on peut jouer ailleurs, mais pas défenseur central », professe Mauricio Pochettino dans El País. « C’est quelqu’un qui veut voir son équipe gagner plutôt que de briller, ajoute le Suisse Stéphane Henchoz dans Le Temps. Quelqu’un qui est prêt à sacrifier son corps pour sauver un but. » Son plaisir se nourrit de la frustration des attaquants et du public: il n’est jamais aussi heureux que quand il n’encaisse pas de but. Dans So Foot, Cris confie avoir très peu goûté l’époustouflant match nul 5-5 entre Lyon et Marseille en 2009: « Pour moi, ce n’était pas un match intéressant parce qu’une défense n’a pas le droit d’en prendre cinq ».
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AFP – Le Brésilien Cris en Ligue des champions avec Lyon en 2009
Si cette mission fondamentale du défenseur central (défendre son but) perdure, elle s’est toutefois enrichie sous l’influence de philosophies mobilisant tous les joueurs dans chaque phase du jeu. Le destructeur d’hier doit aussi être créateur aujourd’hui. Au point de se détourner de son mandat initial?
Le stoppeur et le libéro
À mesure que la pyramide tactique s’est inversée, comme le détaille Jonathan Wilson dans l’ouvrage référence Inverting the Pyramid, le nombre de défenseurs a augmenté. Dans le premier match international de l’histoire, en 1872, la confrontation du 2-2-6 écossais et du 1-2-7 anglais ne produisit curieusement aucun but. Le 2-3-5 se généralisa ensuite, puis le W-M ajouta un troisième arrière dans les années 30, sous l’influence de l’emblématique manager d’Arsenal Herbert Chapman. Dans cette configuration, la tâche du seul défenseur central, le numéro 5 dans la numérotation anglaise, était simple: marquer l’avant-centre adverse, le 9.
Premier problème: l’apparition de faux numéros 9, Alfrédo Di Stefano et Nándor Hidegkuti. Un après-midi historique de novembre 1953, le Hongrois fit terriblement souffrir l’Anglais Harry Johnston à Wembley. « La position de l’avant-centre Hidegkuti, qui jouait très en retrait, a littéralement dérouté la défense anglaise et principalement l’arrière central Johnston », diagnostiqua dans L’Équipe Jean Prouff, ancien international devenu entraîneur à Aix-en-Provence, en D2. « Pour moi, la tragédie était l’impuissance totale », écrivit le défenseur dans son autobiographie.
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DR – Harry Johnston (à gauche), le défenseur central anglais martyrisé par le Hongrois Nandor Hidegkuti en novembre 1953 à Wembley
Certains entraîneurs aspiraient à plus de sécurité défensive que ne l’offrait le un contre un généralisé, où un talent individuel supérieur suffisait généralement à faire la différence. L’idée du libéro serait apparue après-guerre à Giuseppe Viani, pionnier italien, alors qu’il observait les doubles filets des pêcheurs dans le port de Salerne. À la fin des années 30, l’Autrichien Karl Rappan avait déjà placé Adolf Stelzer en couverture de la défense de la Nati, quart-de-finaliste du Mondial 1938.
Cette quête d’une supériorité numérique défensive permanente segmenta les arrières centraux. Les libéros, à l’image de Beckenbauer, avaient le beau rôle. Élégants, intelligents, techniques, dans l’anticipation et les interventions douces, premiers relanceurs de leur équipe, ils étaient le joueur total, impliqué à chaque phase du jeu et libre de l’interpréter selon sa sensibilité, se déplaçant selon son instinct. Le stoppeur avait la mission moins cérébrale et plus ingrate de coller son adversaire direct et de le suivre partout, « l’haleine sur la nuque et la pointe des pieds contre les talons », comme l’image Guy Roux, grand adepte.
Icon Sport – Franz Beckenbauer (en blanc) face à Johan Cruyff lors de la finale de la Coupe du monde 1974
Marquer, pour empêcher de marquer. Quatre-vingt-dix minutes en duo dans lesquelles (presque) tous les coups étaient permis pour parvenir à ses fins, avec le traitement réservé par Claudio Gentile à Diego Maradona (sept fautes, tacles par derrière, interventions grossières et maillot arraché) au Mundial 1982 comme modèle du genre. « L’attaquant est un fantaisiste que le défenseur doit annuler, tranche Tarcisio Burgnich, solide stoppeur du catenaccio interiste sous Helenio Herrera, dans So Foot. À l’époque, le défenseur avait vraiment un second rôle: il bougeait seulement en fonction de son attaquant. Eux, ils faisaient. Et nous, on les empêchait de faire. » Une fois le ballon récupéré, ils pouvaient souffler, restant simplement à proximité de leur proie, elle aussi déconnectée du jeu, en prévision du prochain duel.
La révolution de la défense en zone
Pour expliquer la différence entre marquage individuel et défense en zone, César Luis Menotti, entraîneur argentin champion du monde en 1978, oppose chien de garde et chien sauvage. « Mettez un chien sauvage devant la porte de sa maison. Deux voleurs arrivent. Quand le premier s’approche, le chien sauvage aboie et le fait fuir. Le voleur court, le chien le poursuit et s’éloigne de la porte. Pendant ce temps, l’autre voleur entre et vole. Le chien de garde, lui, aboie sur le premier voleur mais il revient surveiller la porte, il ne la quitte pas. Vous me comprenez? Le chien de garde défend en zone, alors que le chien sauvage préfère le marquage individuel. »
Sous l’influence de Niels Liedholm et Arrigo Sacchi dans les années quatre-vingt, la généralisation de la zone fit disparaître le libéro, le gardien récupérant la mission de couverture, et chamboula complètement l’approche de l’arrière central. « J’ai eu des entraîneurs qui me demandaient de suivre mon adversaire jusqu’aux toilettes, j’ai appris durant dix ans ce métier de marcatore, en m’exerçant à des un contre un, se souvient l’international italien Fulvio Collovati dans Le Temps. Lorsque est arrivée la défense de zone avec Liedholm puis surtout Sacchi, tout a changé. J’ai pratiqué deux métiers différents en début et en fin de carrière (1976-1993, ndlr).
Icon Sport – Franco Baresi formait la charnière du grand Milan AC d’Arrigo Sacchi, vainqueur de la C1 en 1989 et 1990
Changement de contexte. L’acte défensif est désormais collaboratif et coordonné. L’approche la plus extrême, la « zone intégrale », n’intègre aucune notion de marquage, quand la « zone mixte » prévoit un marquage dans la zone. Chacun est, en tout cas, chargé de l’espace devant lui en fonction du placement de ses coéquipiers. « La défense de zone est l’expression sur le terrain d’une volonté collective, d’une entraide, d’une solidarité entre les joueurs, pour lesquels le ballon est le principal référent, enseignait Christian Gourcuff, disciple de Sacchi, dans le magazine Vestiaires en 2010. L’investissement du joueur dans le jeu est constant. La zone impose d’être concerné en permanence par la récupération du ballon, sa position, et celle de ses partenaires. Le joueur doit trouver la bonne distance entre une possibilité d’intervention et la libération d’un espace qui en résulterait, souvent derrière lui. » « Il doit y avoir un mouvement de couverture du coéquipier, presque comme un paravent qui se plie en diagonale, complète Pep Guardiola dans le livre Herr Pep. Ce doit être instantané. »
Les défenseurs centraux sont placés côte à côte, à plat, et non plus l’un derrière l’autre. Ils ne défendent plus chacun dans leur coin, mais ensemble. « Si on ne communique pas, cela rend les choses plus difficiles, juge Virgil van Dijk. En tant que défenseur central, c’est bien d’organiser autour de soi, d’être sûr que l’arrière latéral rentre à l’intérieur, que le milieu n’est pas trop haut… » « Jouer à côté du bon partenaire peut faire une énorme différence, ajoute Rio Ferdinand dans FourFourTwo. Il faut un équilibre et nous avions ça à Manchester avec Vidic et moi. » L’uniformisation des tâches n’empêche pas la variété des profils pour assurer cette complémentarité.
Les exigences physiques du poste ont en tout cas évolué. « On n’entraîne pas nos défenseurs centraux pour être des athlètes endurants, indique Paul Balsom, responsable de la performance à Leicester, dans le magazine The Technician. On doit développer une bonne force maximale, une bonne puissance, parce que beaucoup de leur travail est sur cinq ou dix mètres. » Face à eux, des attaquants toujours plus explosifs. « Le temps où le défenseur central sortait du match à peine fatigué, c’est terminé, soulignait Raphaël Varane dans L’Équipe en 2017. Notre rôle a évolué. Il faut sortir sur l’attaquant entre les lignes, couvrir cinquante mètres dans son dos, être présent dans les airs. Il y a de moins en moins d’attaquants du type de Filippo Inzaghi, qui sont juste là pour finir. Désormais, ils participent beaucoup plus au jeu, ils sont mobiles, puissants et rapides. Il a fallu s’adapter. » Comme chez les gardiens, les grands gabarits priment encore, même si la zone ouvre aussi la place à « un profil de joueurs plus tourné vers l’intelligence, la solidarité, la concentration, le placement, la lecture du jeu, que la force dans les duels », dixit Christian Gourcuff.
AFP – Raphaël Varane (en blanc) face à Luis Suarez lors d’un Real-Barça en Coupe du Roi en février 2019
Glorifié en Angleterre, le tacle glissé devient l’aveu d’une erreur de placement initiale ou d’une vélocité défaillante. Le défenseur central moderne défend surtout debout. « Si on est bien placé, on ne se retrouve jamais dans des situations difficiles, expose Virgil van Dijk. Évidemment, parfois, il y aura des erreurs, mais il faut être dans la bonne position et être intelligent. J’aime ne pas avoir à faire de tacle glissé. » « Il faut évaluer la situation tactique rapidement, développe Jérôme Boateng sur le site The Player’s Tribune. Est-ce que je suis couvert, avec d’autres défenseurs dans mon dos? Si j’ai une couverture, je peux risquer d’aller sur le ballon pour un duel ou un tacle. Mais si je suis le dernier défenseur de la ligne, je ne peux pas risquer de tacler. Je dois tout faire pour ralentir le ballon en utilisant mon placement, en espérant que je gagne du temps pour que mes coéquipiers reviennent. »
C’est le fameux recul-frein. Dans Le Temps, l’international italien Daniele Adani résume cette transformation technico-physico-tactique: « Avant, le défenseur réagissait ; aujourd’hui, il anticipe. Avant, il subissait; aujourd’hui, il porte le premier coup. Avant, il regardait le joueur; aujourd’hui, il regarde le ballon. Avant, il jouait sa propre partition; aujourd’hui, il doit penser la même chose que sa ligne de défense et au même moment. Avant, il se reposait entre deux actions; aujourd’hui, il doit être constamment attentif et concentré. »
L’art de défendre sacrifié sur l’autel du beau jeu?
Pour Michael Cox, qui retrace l’évolution tactique de la Premier League dans l’ouvrage The Mixer, le joueur anglais le plus influent depuis 1992 n’est ni Steven Gerrard, ni Frank Lampard, ni Wayne Rooney, mais… Rio Ferdinand. « Ferdinand a changé la perception des défenseurs centraux en Angleterre. Ils n’avaient plus à être obligatoirement des footballeurs peu glamour, fonctionnels, qui ne faisaient que tacler et jouer de la tête. Ils pouvaient être rapides, intelligents, à l’aise avec le ballon, et les joueurs les plus chers du pays. »
AFP – Rio Ferdinand (en blanc) avec Manchester United face à Samuel Eto’o et le Barça et finale de la Ligue des champions en mai 2009
Tombé amoureux des dribbles de Diego Maradona lors de la Coupe du monde 1986, le Mancunien n’aimait d’ailleurs pas vraiment défendre. « J’avais un sentiment étrange d’insatisfaction après les matches, même si on avait gagné, révèle-t-il dans son autobiographie. Certes, j’aimais battre un attaquant à la course, mais l’art de défendre me laissait de marbre. » Alors, il se consolait dans les phases de possession, profitant de la mutation des défenseurs centraux en créateurs reculés. Comment souvent, Johan Cruyff a lancé le mouvement avec Ronald Koeman au Barça, et Pep Guardiola l’a perpétué, replaçant même des milieux de terrain (Yaya Touré, Sergio Busquets, Javier Mascherano, Javi Martinez comme Marcelo Bielsa avant lui, Fernandinho…) pour leur faire bénéficier du temps et de l’espace accordés à la charnière centrale. « Dans le football moderne, les joueurs au centre de la défense à quatre sont vraiment devenus des meneurs de jeu », proclame Louis van Gaal.
Au cœur du jeu de position, le défenseur central est chargé de créer les décalages initiaux. Référence de cette phase de jeu, l’Argentin Ricardo La Volpe a donné son nom à un type de relance, la salida lavolpiana. « Le but est d’amener le ballon au milieu avec une supériorité numérique, avec un joueur de plus, enseigne l’ancien sélectionneur du Mexique sur ESPN FC. Être protagoniste signifie dominer le ballon en défense avec les défenseurs centraux. Ce n’est pas un milieu qui décroche pour prendre le ballon, parce que ce que l’on veut, c’est faire du défenseur central un milieu, et qu’ensuite le milieu génère la différence numérique. J’ai besoin que le défenseur central sorte et fasse une différence, pour générer un deux contre un. » Les Espagnols appellent ça la conducción. Mais le défenseur central fait désormais aussi progresser le jeu sans ballon, parfois: face à un pressing, certains se projettent derrière la première ligne adverse pour créer une ligne de passe, s’affranchissant du carcan positionnel traditionnel. À l’Atalanta, Rafael Tolói, José Luis Palomino et Berat Djimsiti accompagnent les actions jusqu’à la surface adverse. Les centraux droit et gauche du 3-5-2 de Sheffield United, Chris Bacham et Jack O’Connell, dédoublent sur les côtés.
Icon Sport – Berat Djimsiti, l’un des défenseurs centraux de l’Atalanta Bergame, face à Bernardo Silva et Manchester City en Ligue des champions en novembre 2019
Comme pour les arrières latéraux, la contribution offensive du défenseur centrale s’est renforcée. Et comme pour les latéraux, ce n’est pas du goût de tout le monde, notamment au pays du défenseur roi. « À force de vouloir transformer les défenseurs et les footballeurs en général en joueurs capables de tout, on oublie de leur apprendre l’essentiel: défendre », déplore Marcello Lippi. « Le Guardiolisme a ruiné beaucoup de défenseurs italiens, accusa même Giorgio Chiellini en novembre 2017. Maintenant, les défenseurs savent donner le ton du jeu et distribuer le ballon, mais ils ne savent pas marquer un adversaire. C’est vraiment dommage parce qu’on perd un peu notre ADN et certaines des caractéristiques qui nous ont fait exceller dans le monde. »
Même Johan Cruyff critiqua « ces défenseurs nés au milieu des années quatre-vingt-dix qui multiplient les fautes de placement et les sautes de concentration », alors que sa philosophie, prolongée par Pep Guardiola, les expose plus que toute autre. « Ici, les défenseurs centraux doivent construire et défendre quarante mètres dans leur dos, expliqua le Catalan à Gary Lineker en septembre 2017. Ce n’est pas facile pour eux, je le comprends complètement. » La charnière centrale de Burnley est bien moins à découvert.
Icon Sport – Pep Guardiola (à gauche) avec Aymeric Laporte, un profil de défenseur central qu’il souhaitait à Manchester City
Stéphane Henchoz, l’ancien de Liverpool, est catégorique dans Le Temps: « La plupart des jeunes qui entrent dans un duel ne sont pas armés pour le gagner. Ils ne savent pas placer leur corps, ni abaisser leur centre de gravité, ni orienter la course de l’attaquant, ni réduire les espaces. Mais c’est normal: on ne leur a pas appris, on les a simplement mis en défense parce qu’ils étaient grands, rapides et agressifs. S’ils ambitionnent de devenir professionnels, ça ne suffit pas. On leur apprend à sortir le ballon proprement, oui. Mais la priorité, ce doit être: savoir défendre quand on n’a pas le ballon. Ça a l’air tout bête mais c’est devenu très rare, même chez les pros. » Un constat partagé, dans le Daily Mail, par le Gallois James Collins, passé par West Ham: « La passion pure d’être un défenseur a quitté le jeu. C’est une espèce en voie de disparition. » Des récriminations de membres la vieille école qui semblent peiner à accepter les bienfaits de la nouvelle donne: désormais, un défenseur central est plus qu’un simple destructeur.
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