Lionel, quel est votre premier sentiment après le décès de Bruno Martini?
Mon premier sentiment c’est que cela faisait un petit moment que l’on était un peu préparé. J’avais des nouvelles tous les jours. Je n’ai pas voulu déranger et j’ai juste envoyé un petit mot à Marie sa femme mais c’est Henri Emile qui me tenait au courant tous les jours. On savait que cela pouvait mal se passer dans la nuit. Je me dis qu’il a arrêté de lutter et c’est peut-être mieux comme ça. Presque un soulagement au départ, c’est difficile de dire ça mais je pense que cela doit être dur de lutter.
Quelle relation entreteniez-vous avec lui?
C’est dur parce que j’ai déjà perdu mon frère il n’y a pas longtemps et là c’est pareil. Ce sont deux personnes qui ont compté beaucoup pour ma carrière. Mon frère à mes débuts et Bruno pour le professionnalisme dans tout ce qu’il a pu m’apporter. Bruno c’est une personne complètement différente. J’ai connu Joël Bats qui avait une autre approche du football, très intuitive et complètement différente. Bruno était quelqu’un de très cartésien qui prenait le football avec beaucoup de méthodologie. Il m’a amené ça aussi donc je me suis fabriqué à travers ces personnes. Il y a aussi Marian Szeja. J’aimerais avoir un mot pour Marian qui était notre entraîneur à Bruno et moi. Cela a été le premier grand gardien de l’AJA et il nous a déjà quitté en 2015. Je suis certain que Marian s’occupe déjà de Bruno là-haut. Ces hommes m’ont fabriqué. C’est une partie de moi qui part. Mais en même temps je suis fier d’eux car quand je me regarde tous les matins et je suis fier de ce que je suis. C’est grâce à eux.
Comment décririez-vous son style en tant que gardien?
C’était un gardien très atypique dans le milieu du football. Il était très à cheval sur les statistiques. Il étudiait tout et travaillait beaucoup dans l’ombre et depuis chez lui. Il regardait les stats de tous les attaquants et dans quelles conditions ils marquaient, dans quels angles ils allaient frapper, si c’était du droit ou du gauche et s’ils allaient viser le petit filet ou grand côté. Bruno c’était déjà quelqu’un de très atypique. Nous on était plus instinctifs avec Joël Bats. A la base j’étais plus du côté de Joël Bats dans l’anticipation. Mais toutes les anticipations de Bruno étaient calculées. On se rend compte aujourd’hui qu’il était en avance sur son temps parce que dans les statistiques tous est décortiqué à la loupe ou en vidéo. Lui il faisait ses vidéos et il avait vingt, trente ou même quarante ans d’avance. On était à la limite de la moquerie parfois, pas vraiment de la moquerie mais on lui disait qu’il se prenait la tête. En fin de compte comment aujourd’hui tout le monde se prend la tête pour trouver des statistiques. Lui était déjà dedans.
Quel coéquipier était-il pour vous à Auxerre ou en équipe de France?
C’était une autre méthode. Parfois quand je devais le remplacer, il me prenait à part et me disait de faire attention à l’attaquant selon la manière dont il arrivait en me fixant ou non… Ce n’était que des conseils avisés. Ce n’était pas de grandes phrases, des grands mots mais c’était tout le temps quelque chose pour aider. Ce n’était jamais pour te mettre en porte-à-faux.
Les gens nous disaient concurrents mais on ne l’était pas du tout. Bruno était bien au-dessus de moi. Bruno c’était le numéro un européen à l’époque. Je me souviens du mal que Bernard Lama a eu pour le déloger de sa place de titulaire en équipe de France. Il n’a pu le faire que quand Bruno s’est blessé et que je suis moi-même devenu titulaire. Tout de suite après Bernard est devenu numéro 1 et très peu de matchs après Gérard Houllier m’a appelé pour être numéro 2 quand Fabien Barthez n’était pas encore le grand Fabien que l’on connaît.
Humainement quelle vision gardez-vous de lui?
Bruno Martini, on n’en parlait pas beaucoup parce que c’était quelqu’un de très discret. Quand il me donnait ses conseils, il savait pertinemment qu’il n’était pas dans le moule du joueur traditionnel. Y compris au sein de la Fédération Française où les gens se demandaient ce qu’il y avait. Il n’était pas comme les autres, c’était quelqu’un d’exceptionnel. Mais quand on n’est pas comme les autres, on vous met tout de suite au rebut dans ce milieu et cette société. Moi je sais qu’il n’était pas à mettre au rebut, sa famille le sait aussi.
Il a créé une belle famille et puis il a donné beaucoup de bonheur à ses supporters. Il a fait de grands matchs. Il a tout le temps été décisif, aussi bien sur le terrain que dans la vie de tous les jours. C’est quelqu’un qui ne trichait pas et moi j’aime bien les mecs comme ça. Il était dans la discrétion, moins médiatique que les autres mais cela ne l’empêchait pas d’être un grand homme et de faire beaucoup de bien autour de lui.
Il vous a beaucoup appris sur et en-dehors du terrain…
Je n’ai jamais vu Bruno refuser un autographe à un enfant ou à une mamie, un bisou ou quoi que ce soit. J’ai beaucoup appris de lui par rapport à ça, par rapport au métier et à ce devoir que l’on a en tant que footballeur idolâtré. On doit continuer à donner du bonheur sur et en-dehors du terrain. On était là et payés pour ça.
A cette époque-là malheureusement on avait beaucoup de mises au vert. Je dirais presque que l’on vivait plus souvent tous les deux ensembles qu’avec nos familles. On se connaît parfaitement. Parfois on refaisait le monde. C’est tout ça qui part avec Bruno. C’est trop tôt.
Quel est votre souvenir le plus marquant avec lui?
Le plus grand souvenir que j’ai c’est que lorsque Bruno s’est blessé j’ai dû le remplacer pendant un très long moment. Il souffrait d’une blessure au ligament croisé. C’est là que nous avons gagné les premiers titres avec Auxerre et Bruno n’hésitait pas à me donner des conseils pendant tout ce temps. Un jour mon père a vu un avenant de contrat passer et m’a dit de partir du club car Bruno avait resigné pour longtemps. Je lui ai répondu que Bruno me l’aurait dit. Le lendemain matin J’ai vu Bruno et je lui demandé s’il avait prolongé. Il m’a dit: ‘Non, non non’. Il était gêné et son mensonge n’a duré que dix minutes. Dès que Guy Roux a fini son speech et que l’on devait aller sur le terrain, Bruno m’a pris par le bras et m’a dit: ‘Lionel, oui j’ai resigné très longtemps. Si tu as une occasion barre-toi’. Je l’ai remercié de son honnêteté même si cela a été éprouvant pour moi. J’ai ensuite compris que c’était une politique du club de faire signer ses soldats valeureux pendant très longtemps.
Lui en avez-vous voulu après cela?
C’était un souvenir marquant car même ça, il n’a pas pu me le cacher tellement on était proches. Je lui en ai voulu sur le coup mais c’est vite parti. Bruno on ne pouvait pas lui en vouloir. C’était quelqu’un de tellement grand. Il avait presque honte de ne pas me l’avoir dit tout de suite. Après il a pris son courage à deux mains et la cachoterie n’a pas duré longtemps. On était sans filtre tous les deux.
Il était atypique mais quand on le connaît c’était une personne attachante. Il fallait apprendre à le connaître, et les gardiens sont toujours des gens spéciaux. Cela fait partie des grands gardiens de l’école de l’AJA. Avec Marian Szeja il y en a désormais deux qui sont partis.
De quoi parliez-vous une fois la fin de vos carrières?
On parlait rarement de foot. J’ai plus embrassé une carrière d’entraîneur et de sélectionneur et Bruno était dans l’accompagnement et l’encadrement. Bruno avait cette décence de laisser chacun choisir sa voie et de ne pas trop interférer dans la vie des autres. Il avait ce recul, cette humilité. Il se faisait discret pour ne pas s’immiscer dans la vie des autres.
Mais c’est par exemple lui qui a sorti l’idée de la formation d’entraîneur des gardiens au sein de la FFF. Moi je n’étais pas trop pour à l’époque. On pouvait être en contradiction avec les gens mais les aimer et aimer ce qu’ils sont. La Fédération lui doit au moins ça, ce diplôme de gardien de but. Sans oublier aussi tous les grands matchs qu’il a fait avec l’équipe de France ou l’AJ Auxerre. On passerait la journée à tous les énumérer.
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