C’est un geste qui confine à l’arabesque. Un moment qui fige le temps comme seuls les artistes peuvent le suspendre. Un instant à faire murmurer un stade d’extase. Demandez au Parc des Princes. 26 octobre 2002. Dans son antre, le Paris Saint-Germain reçoit son rival marseillais. Auteur d’un doublé qui porte les siens au succès (3-0), un Ronaldinho tout frais champion du monde et qui dispute ce qui sera sa seconde et dernière saison dans le club de la capitale réalise ce qu’il décrit lui-même comme « peut-être (s)on meilleur match avec le PSG ». Avec en cerise sur le gâteau un bonbon au goût inoubliable: un « elastico » de folie qui envoie le défenseur français Manuel Dos Santos aux fraises.
« Quand on le loupe, ce n’est pas beau à voir »
Lancé sur un long ballon côté droit, le génial Brésilien récupère le cuir peu après le milieu du terrain et après deux touches de balle, il le pousse vers la droite avec son extérieur du pied avant de rebasculer vers la gauche de l’intérieur via un coup de cheville éclair. Dans les travées du Parc, un « Ohhhhhh » de plaisir s’élève. Devant les écrans, des millions de gamins rêvent. Quand on interroge les joueurs actuels, nombreux sont ceux biberonnés au Ballon d’Or 2005 qui le citent comme modèle. Et nombreux sont ceux qu’on a vu tenter, avec plus ou moins de réussite, de reproduire ce dribble de « l’élastique » également appelé « flip flap », « virgule » ou « serpent » (aux Etats-Unis). « Je regardais Ronaldinho et c’était mon idole, témoigne l’international brésilien Willian (Chelsea) dans le film Dribbleurs diffusé ce jeudi soir dans l’émission Transversales sur RMC Sport. Il faisait ça tout le temps et j’essayais souvent aussi. Et maintenant, quand je peux, je le tente encore. »
AFP – Ronaldinho face à l’OM en octobre 2002
Ces dernières années, on peut aussi penser, liste non exhaustive, à Paul Pogba, Riyad Mahrez, Lionel Messi, Neymar, Cristiano Ronaldo, Zlatan Ibrahimovic, Thiago Alcantara, Douglas Costa, Christian Pulisic, David Neres, Marcos Alonso, Marcus Rashford, Hakim Ziyech, Fernando Torres ou Juan Mata, qui l’ont tous « passé » en match. On peut aussi remonter plus loin et citer par exemple le Brésilien Fred, qui avait parachevé la démonstration de Lyon face au PSV Eindhoven en Ligue des champions en mars 2006 (4-0) d’une violente frappe du gauche enchaîné après avoir mystifié son vis-à-vis de ce dribble. Un geste resté dans l’histoire, donc, mais pas donné à tout le monde. « Quand on le loupe, ce n’est pas beau à voir, assure Dimitri Payet (OM). Je crois que je l’ai fait une fois, où c’est passé on va dire, c’était à Nantes, en CFA. C’est pour vous dire à quel point c’est difficile. »
Ronnie et son ballon collé au pied
Ronaldinho, lui, en a usé et parfois abusé du futsal de son enfance à tous les clubs de sa carrière pro. « C’est un dribble que j’adorais faire quand je jouais, confirme l’intéressé au micro de RMC Sport. J’ai commencé à m’entraîner à le faire, m’entraîner, m’entraîner. Et à force, j’ai réussi à m’en servir facilement pendant les matches. J’ai toujours fait ça. J’emmène la balle avec l’extérieur du pied et je la reprends avec l’intérieur. Quand c’est bien fait, c’est quasiment impossible pour le défenseur de prendre le ballon. » Beaucoup dans la nouvelle génération lui attribuent la paternité de ce dribble. Logique, le garçon était le grand spécialiste du genre. « Ronaldinho mettait des vrais elasticos, apprécie Riyad Mahrez en connaisseur, car il la ramenait vraiment au dernier moment. »
« Le truc en plus chez Ronaldinho, c’est que le ballon lui collait au pied, s’extasie Denilson, autre artiste brésilien du dribble, champion du monde en 2002 et notamment passé par Bordeaux. Beaucoup le font mais aucun n’atteint la perfection de Ronaldinho. » L’explication technique est signée du maître lui-même: « Plus le mouvement est ample, plus je trompe l’adversaire. J’ai toujours cherché à faire un elastico très long. » « Il allait vraiment très loin avec la balle avant de ramener. Avec l’élasticité qu’il avait sur les jambes et la force qu’il avait pour partir dans l’autre sens avec le ballon, c’était l’elastico parfait », conclut son compatriote Nene, lui aussi ancien du PSG. Aucun doute, le magicien, c’est Ronaldinho. Mais pour le professeur, il faut remonter plus loin.
Avant Ronnie, plusieurs avaient déjà montré leur maîtrise de l’élastique. On pense à Ronaldo, le Brésilien, autre amateur de ce geste, et son fameux « flip flap » au milieu de deux défenseurs avec l’Inter face à la Lazio en finale de la Coupe UEFA en 1998 (victoire 3-0) qui envoyait le Suisse Guerino Gottardi tacler dans le néant sur la pelouse du Parc des Princes. « Il a marqué beaucoup de monde, surtout qu’il le fait en mouvement, sur une conduite de balle le long de la ligne alors qu’il n’y avait pas beaucoup d’espace », se rappelle l’ancien international français Jérémy Ménez. « C’est un pari car normalement ce n’est pas quelque chose que tu peux faire en mouvement, précise Wilfried Zaha, l’attaquant ivoirien de Crystal Palace, qui en a lui aussi placé en Premier League. Tu dois stopper le ballon avant de le faire. Il faut la situation parfaite, en un-contre-un près du poteau de corner par exemple. » Mais Ronaldo, comme Ronaldinho, n’était pas un joueur ordinaire. Romario non plus, d’ailleurs.
AFP – L’attaquant brésilien Romario sous le maillot de Flamengo
L’attaquant qui a mené le Brésil au titre mondial en 1994, autre maître ès elastico, avait enchanté le Maracana d’un « elastico » conclu d’un but après un génial lob sur ballon piqué lors d’un match Flamengo-Corinthians au Maracana resté dans les mémoires locales. « Le défenseur, Amaral, cherche toujours le ballon », rigole Jose Trajano, journaliste pour ESPN Brazil. Impossible non plus d’oublier Salah Assad, membre de l’historique génération algérienne de la Coupe du monde 1982, qui faisait souvent admirer « El Ghoraf » (nom du geste en arabe) dans son pays ou sur les pelouses françaises (passé par Mulhouse et le PSG) vingt ans avant Ronaldinho. Ou encore un certain Diego Maradona, qui s’était lui aussi essayé avec régal à l’élastique. Mais tous doivent s’incliner devant le patron : Roberto Rivellino, dit Rivelino. A propos duquel le grand Maradona avait dit: « Il était tout ce que je voulais être comme joueur de football ».
Quand on demande aux Brésiliens Nene et Denilson l’inventeur de l’elastico, la même réponse fuse: « Rivelino ». Le gaucher moustachu à l’élégance folle balle au pied et aux coups francs coups de canon, immense légende du football brésilien, l’avait notamment réalisé devant l’Italien Mario Bertini (remplacé deux minutes après) en finale du Mondial 1970, le jour de son seul sacre planétaire avec Pelé, Tostao, Jairzinho et l’une des plus belles équipes de l’histoire du ballon rond. Le monde avait alors découvert ce que le Brésil connaissait. Car Rivelino régalait déjà depuis quelques temps ses fans du Corinthians – dont il est l’un des plus grands joueurs de l’histoire – de ses elasticos devenus sa marque de fabrique, depuis quelques temps. Il continuera à Fluminense, son autre club en carrière au pays.
Icon Sport – Rivelino (à gauche) avec le Brésil lors de la Coupe du monde 1974
« Le plus connu, c’est lors d’un match entre Vasco et Fluminense, raconte-t-il à RMC Sport. Je le rate un peu et ça se transforme en petit pont. Je dribble ensuite deux joueurs et je marque. J’en ai aussi fait un au Maracana devant Franz Beckenbauer lors d’un match entre Fluminense et le Bayern Munich. » Une « virgule » d’école qui enrhume le totem allemand avant de lui permettre de donner un amour de passe décisive. Avec Rivelino, l’elastico est inné, sur commande. « Une fois, j’étais invité à jouer un match amical avec le New York Cosmos de Pelé contre une sélection européenne, se souvient-il. C’était en 1978, après la Coupe du monde. Pelé m’a dit en regardant un joueur: ‘Riv! Fais-lui un elastico! Fais-le pour moi, je ne l’aime pas trop celui-là!’ J’ai fait un elastico et l’autre n’a rien compris. Pelé, qui était sur le banc, m’a félicité. (Sourire.) »
Rivelino explique qu’il n’a « pas appris à dribbler », que la chose « est un don que Dieu (lui a) donné ». L’elastico compris? Le Brésilien préfère depuis longtemps jouer la carte de la sincérité. L’élastique est bien son truc. Mais pas son truc à la base. « Un dribble peut vous rendre célèbre et tout le monde me parle de l’elastico de Rivelino mais j’ai toujours été honnête: Les gens disent que je l’ai inventé, mais non, reconnaît-il. Ce dribble, je l’ai appris avec Sergio Echigo. » Si ce nom ne vous dit rien, c’est tout à fait normal. L’homme n’a pas marqué l’histoire du football. Mais comme on va le voir, il a laissé sa trace. Pour le retrouver, il faut se rendre au Japon. Là où son nés ses parents et là où il est retourné terminer sa modeste carrière au début des années 70.
Inspiré par Garrincha et Pelé
Entretemps, Sergio Echigo avait vu le jour en 1945 à Sao Paulo, où ses parents avaient débarqué dans la vague d’immigration massive autour de la Première Guerre Mondiale. « La famille de ma mère a émigré au Brésil quand elle avait treize-quatorze ans, raconte-t-il. Mon père y est allé ensuite. Ils se sont rencontrés et se sont mariés. » Dans son pays de naissance, ses qualités de footballeur en herbe vont taper dans l’oeil de certains. Un supporter du Corinthians qui connaissait un de ses dirigeants l’envoie faire un entraînement au club. Où il finit par signer et rejoindre… Rivelino. « On s’est rencontré dans les équipes de jeunes, confirme ce dernier. On a été champions dans notre catégorie en 1964. Et on est monté chez les pros ensemble. »
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DR – Sergio Echigo (en bas à gauche) et Rivelino (deuxième en bas à partir de la droite) sous le maillot du Corinthians en 1963
Le fils d’immigrés italiens se prend d’affection pour le fils d’immigrés japonais, et vice versa. « On s’entendait très bien, se souvient Sergio Echigo. Ma voiture de l’époque était une Gordini. Je passais le prendre avec. J’ai rencontré sa famille, son père, son frère. » Sur son couloir droit, Echigo s’inspire des meilleurs et prend deux superstars brésiliennes en exemple. Une qui aime partir vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur. Un nouveau dribble va sortir de ses réflexions. « Quand je pensais à Garrincha, je partais sur l’aile droite et l’extérieur comme lui. Je me prenais pour lui. Et quand je revenais vers l’intérieur, j’imaginais que j’étais Pelé. Et je me suis dit: et si je fusionnais les dribbles de Garrincha et Pelé? » A force d’essais, le geste passe. La première devant les autres va faire mouche. « Un jour, à l’entraînement, il contrôle et fait ce mouvement-là, se remémore Rivelino. Et notre coéquipier qui le marquait en est sorti du terrain! »
« Sergio dit qu’il l’a crée et que je l’ai perfectionné »
« Le défenseur ne savait plus où était le ballon, savoure l’auteur du méfait. Tout le monde a bien rigolé. Mes coéquipiers m’ont dit: ‘C’est quoi ce truc?’. Puis ils l’ont baptisé l’elastico, ça ne vient pas de moi. Rivelino m’a dit: ‘Alors le Japonais, qu’est-ce que tu nous as fait?’ Alors je lui ai appris. » Le Brésilien veut cette nouvelle arme à son arsenal. Il a raison, elle fait des dégâts. « Mon adversaire savait que j’allais le faire mais il se faisait avoir quand même, s’amuse Echigo. Parfois j’en profitais, je feintais mais je ne le faisais pas et je passais à droite. » Rivelino va mettre un point d’honneur à poursuivre l’oeuvre de son pote, milieu resté deux ans au club avant de vagabonder entre différentes équipes brésiliennes de modeste niveau. « Sergio dit qu’il l’a crée et que je l’ai perfectionné, sourit-il. Je faisais un geste ample et lui un geste plus court. »
Sergio Echigo, dont la légende veut qu’il se soit aussi inspiré pour façonner son geste de Luizinho, autre idole du Corinthians (plus de 600 matches au club dont un amical à… soixante-six ans en 1996) modèle pour les jeunes footballeurs brésiliens de rue de l’époque, l’avait tellement maîtrisé qu’il savait même l’adapter, témoin cet elastico intérieur-intérieur pour son premier match au Japon avec Towa Real Estate contre Mitsubishi en 1972. D’autres ont proposé différentes variantes, à l’image de « l’elastico inversé » (c’est lui qui l’appelle comme ça) de Ronaldinho face à Dunga avec Gremio en 1999 – il le fait en passant sa jambe derrière l’autre – inspiré par Ronaldo quelques années plus tôt ou de ceux qui le préfèrent intérieur-extérieur à l’inverse de Ronnie face à l’OM. « Moi je le faisais bien comme ça, par l’extérieur, confirme Nene. C’est plus facile comme ça. »
AFP – Sergio Echigo (à droite) avec la légende brésilienne Rai en 2014
Peu importe la direction, cet élastique s’il est réussi donne le tournis. Classe, panache, et quelque chose d’une folie généreuse, sorte de symbole de ce joga bonito si brésilien, de ces dribbleurs doux dingues sans qui le foot serait plus fade. « Peut-être que le fait que les joueurs qu’on associe le plus à l’elastico aient tous eu une part de rébellion en eux n’est pas une coïncidence, écrit Rob Conlon pour le site PlanetFootball. Alors que les footballeurs de l’ère moderne ont une maîtrise technique générale plus grande que jamais dans l’histoire, l’elastico reste un joyeux et anarchique ‘fuck you’ aux normes du jeu. » Avec Sergio Echigo en papa pas rancunier d’avoir vu son ancien coéquipier puis ses descendants exporter son enfant aux quatre coins de la planète et forger leur réputation sur son dos.
« Si on pouvait breveter un dribble, je serais millionnaire »
« Rivelino était une grande star, une idole connue mondialement, rappelle Echigo, qui en 2014 reprochait aux Brésiliens de trop s’européaniser dans la formation des joueurs et de manquer de ce grain de folie qui faisait leur réputation. Et si j’avais été le seul à faire l’elastico, ce geste n’aurait pas été aussi populaire partout à travers le monde. Comme je le dis souvent en rigolant, si on pouvait breveter un dribble, je serais millionnaire! (Rires.) Au Japon, tout le monde sait que j’ai inventé l’elastico. » Invité à adresser un message à son ancien coéquipier à notre micro, Rivelino s’efface devant l’inventeur: « Ton dribble est devenu célèbre dans le monde entier. Je l’ai un peu amélioré, mais c’est toi qui mérite tout ça. » Sans Sergio Echigo, la légende de Ronaldinho n’aurait peut-être pas exactement la même saveur.
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