Dans un championnat où l’on entend parfois que « seuls les chiffres comptent », le 73 a longtemps collé à Gian Piero Gasperini. 73 comme le nombre de jours passés par l’entraîneur à l’Inter Milan. C’était en 2011, un an après le triplé de Mourinho et à la sortie d’une saison chaotique marquée par l’éviction de Rafael Benitez (remplacé par Leonardo). La greffe n’a pas pris dans un climat instable. L’aventure a duré cinq matchs (4 défaites, 1 nul) et Gasperini a « gagné » l’étiquette d’un entraîneur incapable d’entraîner un gros.
Huit ans plus tard, le technicien de 62 ans a rebondi. Très haut. Mercredi face à Valence (21h, en direct sur RMC Sport), il sera sur le banc pour le premier huitième de finale de la Ligue des champions de l’histoire de l’Atalanta Bergame. C’est lui déjà qui a porté le club à sa première participation à la plus prestigieuse des compétitions européennes l’été dernier. Il en a récolté le titre de meilleur entraîneur de Serie A de la saison 2018-19 et l’admiration de Pep Guardiola. Au fil des années, Gasperini a reconstruit sa brillante réputation malgré un intermède compliqué à Palerme (2012-13). Il a repris le fil d’une carrière prometteuse mais passée sous les radars des « top clubs ». A défaut de titre, Gasperini a obtenu des résultats sans se départir de son idée de jeu ambitieuse et spectaculaire.
Longtemps entraîneur de la primavera à la Juventus (où il a gagné le prestigieux Tournoi de Viareggio avec Alessandro Del Piero en 1994), il a sauté dans le grand bain avec succès. Avec lui, Crotone (2003-04, puis 2004-05) est monté de la troisième division à la Serie B et le Genoa (2006-2010, puis 2013-2016) est passé de la Serie B à la Ligue Europa (que le club avait renoncé à jouer en raison du fair-play financier). Enfin, il a propulsé l’Atalanta Bergame (depuis 2016) de modeste équipe de première division à huitième de finaliste de la Ligue des champions. Avec un mérite reconnu: tirer le meilleur de ses joueurs.
« Il a fait grandir plein de joueurs »
« Ce n’est pas un entraîneur réputé mondialement parlant, souligne Abdoulay Konko, qui l’a connu à la Juventus, au Genoa et à l’Atalanta Bergame. Mais pour moi, ça a été l’un des entraîneurs les plus forts que j’ai eus. Il t’apporte le petit plus, il a fait grandir plein de joueurs. Il en a relancé d’autres. Il arrive à rentrer dans la tête du joueur, le comprendre et lui faire donner le maximum. »
Les exemples de joueurs passés sous ses ordres avant de signer dans de grands clubs sont légions (Boriello, Palacio…). L’été dernier encore, Franck Kessié a rejoint à l’AC Milan et Bryan Cristante a été vendu pour plus de 20 millions d’euros par Benfica à l’AS Rome après sa grosse saison en prêt à l’Atalanta. « Il a ce besoin de façonner, d’être peut-être plus exigeant avec les plus jeunes, explique Sébastien Piocelle qui l’a côtoyé à Crotone. Ce n’est pas toujours évident dans le rapport avec des joueurs plus expérimentés. »
Immuable 3-4-3
Depuis le début de sa carrière, Gasperini applique la même idée claire: un 3-4-3 aussi immuable sur le papier que mouvant sur le terrain. « Vous pensez que le système ne bouge jamais?, interroge Konko. Il ne faut pas penser qu’il y a trois milieux de terrain ou un 10. Ça dépend contre qui il joue. A chaque match, le rôle de chaque joueur change. »
Le Marseillais est bien placé pour le savoir puisqu’il occupait un poste stratégique dans les équipes de l’entraîneur. Celui de latéral. Mais pas seulement. « Pour lui, j’étais latéral droit, défenseur central et milieu de terrain axial, énumère-t-il. Pendant un même match, il pouvait me faire jouer à trois postes différents. Au lieu de faire un remplacement, il va faire évoluer les joueurs sur le terrain. Pour lui, un joueur doit pouvoir tenir au moins deux rôles. »
Les hommes restent mais les consignes changent au gré du scénario d’un match. Au point d’être parfois déroutantes. « Des fois, je ne comprenais pas ce qu’il me demandait, sourit Issa Cissokho qui a connu Gasperini six mois au Genoa. Pour lui, c’était rodé. Le piston est un élément essentiel de son jeu. Si tu n’es pas apte, concentré physiquement et mentalement, tu ne pourras pas évoluer sous ses ordres parce qu’il y a beaucoup d’exigence à ce poste-là. »
ICON Sport – Gasperini
Dans ce dispositif, tout est une question d’équilibre dans le déséquilibre. Il n’est pas rare de voir les défenseurs évoluer plus haut que les milieux dans la volonté parfois extrême de pratiquer un marquage individuel des attaquants, à la façon Marcelo Bielsa. En phase défensive, l’Atalanta de Gasperini bloque prioritairement les relances dans l’axe. Cela commence par les attaquants Ilicic, Gomez et Zapata dont la disposition dépend de celle de la composition adverse. Les trois s’activent pour bloquer la charnière et le n°6. En phase offensive, « Papu » Gomez, par son explosivité, et Josip Ilicic, par sa technique, profitent de leur liberté pour alimenter Duvan Zapata, pivot létal en pointe (9 buts en 15 matchs).
La recette débouche souvent sur une explosion en bouche avec plusieurs cartons cette saison: 7-1 contre Udinese, 7-0 sur le terrain du Torino, 5-0 contre l’AC Milan et Parme et le 3-0 décisif face au Chakhtior en Ligue des champions. Il n’est pas rare non plus que le déséquilibre cède et provoque quelques dégâts: défaites 4-0 contre Zagreb et 5-1 contre Manchester City.
Depuis le début de sa carrière, Gasperini ne sort jamais de ce système rigide en apparence, très flexible dans les faits. Avec une clé de voûte: une énorme intensité. « A la fin de chaque match, il n’y avait pas un joueur en dessous de 11 kilomètres! », explique Cissokho. Elevé à l‘école de la Juve, le sexagénaire attend énormément de ses troupes et concocte des séances en conséquence.
« A l’entraînement, on charge les poumons pour répondre en match », image Konko. « Sur l’aspect athlétique, il demande beaucoup d’effort, confirme Piocelle. Ça a été un changement radical pour moi avec beaucoup de musculation, des répétitions de course intensives. Au niveau tactique, il n’y avait rien de fait au hasard dans les courses. On avait des déplacements bien spécifiques pour demander le ballon ou libérer des espaces. »
Une opposition en 15-15 la veille d’un match
« C’est un autre monde, abonde Issa Cissokho. Là-bas, on fait beaucoup d’haltérophilie. Les entraînements sont encore plus durs que les matchs. La veille d’un match contre Milan, on avait fait une opposition en 15 contre 15! Je me demandais si c’était vraiment adéquat alors qu’il y avait un match le lendemain. Au final, on a gagné 3-0. Il connaît son football, il connaît ses joueurs. »
Pour faire « souffrir » ses troupes, Gasperini s’est attaché les services de Jens Bangsbo, très réputé professeur danois de physiologie et de sciences du sport. A Bergame, il dispose aussi d’outils exceptionnels pour appliquer ses principes avec le très moderne centre d’entraînement, le Centro Bortolotti. C’est là qu’il dissèque chacun de ses adversaires dans le moindre détail. « Il fait une heure de vidéo presque tous les jours, se souvient Konko. Une action de cinq secondes, il peut en parler pendant 20 minutes. »
Têtu « un peu gueulard »
A l’écoute des joueurs, le Piémontais « un peu gueulard » s’attache, avec les sonorités aigües de sa voix, à bien diffuser son message pour être compris. « Il est têtu, il sait ce qu’il veut, poursuit Piocelle. Même avec les dirigeants, il ne se laissait pas faire. C’est quelqu’un qui aimait tout maîtriser à l’époque. » « Il est gentil mais quand c’est le travail, c’est le travail », prévient Konko. « Si ça n’a pas tourné de mon côté, c’est que je n’ai peut-être pas fait les choses qu’il fallait, resitue Cissokho. Ça a été le meilleur entraîneur que j’ai eu. C’est pour moi, un entraîneur de haut-niveau. »
A défaut d’avoir pu appliquer ses préceptes dans un grand club, Gasperini a trouvé la formule en faisant de l’Atalanta un cador de la Serie A ces dernières saisons. Avec un souci du détail exacerbé et un goût immodéré pour le travail avec des semaines sans jours de repos ou des stages de préparation d’un mois.
« Que ce soit adapté pour tout le monde, c’est autre chose, interprète Konko. Je vous laisse faire les connexions… l’Inter, tout ça… » Piocelle y va plus franchement. « C’est aussi peut-être pour ça que ça n’a pas fonctionné à l’Inter, c’est quelqu’un qui aime être avec des jeunes, conclut l’ancien Nantais. Il a peut-être du mal avec des joueurs qui ont des egos surdimensionnés, les stars… » Mercredi soir, cette parenthèse de 73 jours sera pourtant bien loin. Il est déjà un héros à Bergame.
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