L’Arabie Saoudite a acté le rachat de 80% du club de Newcastle en Premier League jeudi. Spécialiste de la géopolitique du sport, Jean-Baptiste Guégan détaille pour RMC Sport la stratégie diplomatique qui se cache derrière cet investissement d’environ 350 millions d’euros. Acheter Newcastle permet ainsi de redorer le blason du pays du Golfe tout en essayant un coup sportif en Premier League.
Pourquoi l’Arabie saoudite a racheté Newcastle et pas un club du Big Four? Qu’est-ce cela signifie?
Le rachat de Newcastle par le PIF, le fond souverain saoudien, c’est d’abord une opportunité de marché et un choix par défaut. Il y a de cela deux ans, les Saoudiens s’étaient positionnés sur un rachat de Manchester United et avaient proposé quatre milliards d’euros pour le club mancunien. Ce dernier n’était pas vendeur à moins de sept. Newcastle s’impose pour rentrer en Premier League. C’est clairement, à tous les niveaux, un choix par défaut. La ville est moins attractive, le club n’a pas la même histoire que les deux de Manchester. C’est évident que s’il y a avait eu un autre club disponible, imaginons Liverpool, les Saoudiens se seraient forcément reportés sur un club plus attractif.
Est-on dans une stratégie de sportwashing pour redorer le blason de l’Arabie saoudite, faire oublier l’affaire Khashoggi? Ou le pays désire-t-il vraiment développer une marque sportive?
L’investissement saoudien en Premier League via Newcastle a d’abord pour objectif d’améliorer l’image du royaume saoudien, qui a été entachée par la guerre au Yémen et par des milliers de morts sous les bombes saoudiennes. Une image liée aussi à la mort du journaliste Jamal Khashoggi. Il y a d’abord une question réputationnelle. L’Arabie saoudite cherche à changer son image et la représentation que l’on a de l’Arabie saoudite. Vient ensuite le deuxième but, un objectif clair de soft power et de sportwashing.
L’idée c’est que les Saoudiens soient en mesure de rendre leur royaume attractif pour les investisseurs et pour les touristes. Le royaume saoudien a ouvert ses frontières aux touristes en-dehors du pèlerinage du Hadj. Aujourd’hui, l’objectif du royaume, à la tête duquel se trouve le prince héritier Mohammed ben Salmane, c’est de moderniser son économie et de l’ouvrir davantage. Cela passe par une image beaucoup plus attractive. Aujourd’hui, de tous les pays du Golfe, l’état le moins attractif, c’est l’Arabie saoudite.
Comment s’est matérialisé ce soft power saoudien dans le sport ou ailleurs jusqu’à présent?
Au départ, le soft power saoudien était lié à l’influence religieuse et au contraire une volonté de conservatisme. C’était plutôt en rupture avec les soft powers qui s’appuyaient sur les libertés ou sur une image de modernité. Avec l’arrivée de Mohammed ben Salmane au pouvoir, il y a eu une véritable évolution. Elle s’est matérialisée par des projets comme le projet Neom, un grand projet d’infrastructures au niveau de la mer Rouge. Il y a le projet « The Line », une sorte de ville du futur. Et puis de nouvelles cités comme Qiddiya, qui accueille le Grand Prix de Formule 1, ou Djeddah, qui représente la fenêtre saoudienne sur la modernité. Le sport vient s’ajouter à cela. Depuis cinq ans, l’Arabie saoudite est très active dans le sport. Que ce soit en termes d’investissements ou d’organisation d’événements.
On l’a vu accueillir des combats de boxe, la F1 avec deux ans d’avance sur le calendrier. On l’a vu investir énormément dans le football avec les arrivées de Giovinco ou de Bafétimbi Gomis et compagnie. Maintenant l’Arabie saoudite veut devenir, à l’instar du Qatar et des Emirats arabes unis, un acteur de premier rang dans le football. Le tout avec un objectif à moyen terme: accueillir une Coupe du monde et être en tout cas un des acteurs qui comptent, notamment par rapport à la concurrence qatarienne et à la réussite émiratie.
« Le royaume saoudien veut montrer qu’il est moderne »
Quelles sont les différences entre la stratégie saoudienne et celle de ces voisins qatariens et émiratis?
La stratégie saoudienne, c’est une stratégie de rattrapage. Pendant longtemps, ils se sont moqués de ce que l’on pensait d’eux à l’étranger et n’étaient pas dans cette logique-là. Le soft power a été tardivement théorisé en Arabie saoudite.
La deuxième chose c’est que le royaume était en retard. Le Qatar a été précurseur et les Emirats ont été très actifs et ont réussi à moderniser leur économie en s’ouvrant. Les Saoudiens ont pâti de dirigeants qui, littéralement, étaient trop vieux pour comprendre l’importance de l’image internationale. Image d’autant plus dégradée que le pays a été associé aux attentats du 11 septembre et donc au terrorisme international. Il leur fallait bouger.
En dehors de cette idée de rattrapage, la stratégie saoudienne est aussi particulière parce que, contrairement au Qatar, elle n’est pas une stratégie de survie. Le royaume saoudien veut montrer qu’il est moderne. C’est tout l’enjeu du programme « Vision 2030 » saoudien. Je ne dis pas que c’est une copie du modèle émirati mais par le sport, on veut montrer une image plus ouverte de soi, que les mentalités changent.
C’est aussi pour montrer une image plus en accord avec la jeunesse saoudienne qui est de plus en plus sécularisée et occidentalisée. En clair, il y a une volonté de soigner l’image, a fortiori quand on est un pays responsable du dépeçage d’un journaliste dans une ambassade. C’est aussi la volonté de s’ouvrir au monde du XXIe siècle. Voilà pourquoi cette stratégie diffère de celles du Qatar et des Emirats. D’abord par les moyens, avec une stratégie massive d’investissements. Derrière, il y a aussi l’idée de vouloir être le premier pays dans le Golfe, une hégémonie régionale se joue. Le sport est un atout et l’Arabie saoudite ne peut pas s’en passer.
Les tensions diplomatiques entre le Qatar et l’Arabie saoudite, notamment avec le programme beoutQ, demeurent-elles toujours aussi importantes? Est-ce que cela a pu influencer le rachat de Newcastle?
La vente de Newcastle n’a pu être faite que grâce à des engagements saoudiens sur la fin de beoutQ et la fin du piratage systématique des gros droits TV sportifs qui avaient bloqué la Premier League (en mars 2020). Avant même de négocier, c’était le préalable. Le timing a cette fois été bon. Les gens avaient oublié l’affaire Khashoggi. L’Arabie saoudite a aussi profité d’une relative accalmie dans le conflit au Yémen. Il y a aussi une normalisation des relations avec le Qatar avec la fin du blocus et une rivalité plus classique et moins intense qu’il y a six mois.
Cela explique pourquoi le timing de la vente de Newcastle a débouché sur une signature aujourd’hui. C’est dans toute cette logique-là que la vente a pu être possible. Politiquement, c’était tenable par Boris Johnson et son gouvernement, même si ce dernier dit n’être responsable de rien et que cela ne le concerne pas. La vente est aussi susceptible d’être mieux reçue par des acteurs concurrentiels qui pouvaient porter l’affaire en justice. Là, par exemple, on n’a pas entendu le Qatar réagir et c’est déjà un signe. La troisième chose, c’est que l’on a vu l’opinion publique être passée à autre chose. C’était le moment pour faire cette vente et acter le rachat. On peut simplement être surpris de l’absence de réactions des supporters anglais face à ce qui est du sportwashing.
« On aura sûrement des joueurs de seconde zone payés très cher »
Des clubs de Premier League ont réagi contre l’arrivée de ce nouvel investisseur…
On s’est rendu compte que les clubs de Premier League avaient appris dans la presse le rachat de Newcastle par le fonds d’investissement saoudien. Cette décision de rachat est un peu surprenante pour les clubs qui n’étaient pas au courant. Ils ont réagi en fonction de l’attractivité de la marque. Quand un acteur aussi décrié que l’Arabie saoudite vient chez vous, il y a un vrai risque de préjudice pour la marque et donc pour la question des droits TV.
De plus, on commence à avoir de nombreux clubs de Premier League sous un pavillon autre qu’anglais. Et cela pose la question de l’identité de cette Premier League. Est-ce que cela doit être un instrument géopolitique, que cela doit servir des intérêts étrangers en-dehors du business du foot? La réaction des clubs de Premier League est liée à la gouvernance imparfaite et aussi au fait que Newcastle a œuvré dans son coin. Aujourd’hui la Premier League est gérée par les clubs et là, un acteur étatique est entré. Le PIF est beaucoup plus lié au gouvernement que les propriétaires de Manchester City. Il y a un vrai risque d’ingérence. Quels que soient les documents signés et présentés à la presse et au public.
Newcastle va-t-il pouvoir investir des sommes folles pour concurrencer les gros?
Il faut rappeler que le PIF, c’est un fonds souverain, c’est-à-dire qu’il a pour objectif d’être rentable. Il doit financer à la fois le pacte social saoudien comme par exemple le fait que les Saoudiens ne paient pas d’impôts. Le PIF doit aussi financer les travaux d’infrastructures. Il n’a pas pour ambition de dépenser de l’argent et de le jeter par la fenêtre. En le faisant, cela remettrait en cause l’avenir du royaume. Le PIF, c’est le bras armé du royaume et ce n’est pas un fonds qui va dépenser à tort et à travers.
Dans cette optique-là, je pense que la stratégie sportive de Newcastle sera plus raisonnable. Surtout qu’il y a deux exemples avec le PSG et Manchester City: ce n’est pas en investissant des sommes folles au départ que l’on gagne. Il va falloir être patient, avec une stratégie de moyen terme, et dans un environnement qui est très concurrentiel. Voilà selon moi la principale limite de Newcastle. Car en face, il y a les deux clubs de Manchester, il y a Liverpool, il y a Arsenal qui n’est pas mort, il y a Chelsea. Pour briller, ne serait-ce qu’en Angleterre, il faudra être très fort.
Cela va obliger l’Arabie saoudite à faire des investissements importants. Mais en tant que nouvel acteur, Newcastle risque d’être bridé par les autres inquiets d’un dérèglement du marché en Premier League. Surtout, Newcastle n’a pas l’attractivité des autres clubs. Ce n’est pas un club londonien, ce n’est pas une grande ville anglaise ou avec l’histoire de Manchester.
On aura sûrement des joueurs de seconde zone payés très cher. Je ne suis pas sûr de voir une réussite sportive à court terme. A moyen terme, j’en doute aussi. L’Arabie saoudite ne pourra pas tenir socialement des investissements fous comme ceux de Paris ou de Manchester City. Ce n’est pas l’objectif de Mohammed ben Salmane. Si c’est pour donner l’image d’un pays arrogant en jetant l’argent par les fenêtres, ce n’est pas le meilleur moyen de faire venir des touristes ou des investisseurs sérieux en Arabie saoudite.
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