La deuxième élimination consécutive aux portes des quarts de finale de la Ligue des champions plonge le club turinois dans la crise. Pour s’en sortir, la Juve va devoir retrouver des ambitions sportives à travers le langage du terrain et autour d’un projet cohérent, programmé et maîtrisé. Tout ce qui a manqué ces derniers temps au club d’Andrea Agnelli, lui même englué dans sa volonté de financiariser un peu plus encore ce sport.
La théorie de l’accident ne tient plus. La Juve est passée mardi soir de l’épiphénomène à une réelle tendance, celle d’un recul sportif européen majeur. En 2019, la génération de l’Ajax avait balayé les Bianconeri. « Pas de chance, c’était l’année folle de l’Ajax », pouvait-on lire et entendre. En 2020, la sortie contre l’Olympique lyonnais avait provoqué de grandes crispations, « mais c’était très particulier en raison du Covid avec une Juve fatiguée par la densité de la fin de saison italienne. » Dont acte. En 2021, la boîte à excuses est vide et il faudra donc se lancer dans une introspection complète pour comprendre d’où vient cette faillite continentale.
Pour un homme qui souhaite resserrer l’élite européenne, les trois éliminations successives contre l’Ajax, l’OL et Porto font tache. Andrea Agnelli, puisque c’est de lui dont il s’agit, est à l’avant garde des bouleversements footballistiques et de l’évolution des compétitions en visant un ruissellement par le haut. La « romantique » Atalanta ne trouve pas grâce à ses yeux, avait-il prévenu il y a quelques mois. Mais tandis que son club ne parvient plus à éliminer des équipes hors quatre grands championnats européens, cette volonté de militer pour la crème de la crème européenne en circuit (plus ou moins) fermé interpelle. Avant de vouloir faire partie du gratin, autant s’assurer que ça ne sera pas pour y finir bon dernier. Et pour ça, il faut sans doute un peu moins d’ECA et un peu plus de C1. Retrouver une équipe compétitive dans cette Ligue des champions dont il ne veut plus, en tout cas, dans cette forme.
La multiplication des gains, plus que des pains
Enfermée dans son ultra-domination nationale, la Juve s’est accrochée à un rêve, celui de remporter une troisième C1, après celles de 1985 et 1996. Un rêve devenu obsession. En bon capitaine d’industrie qu’il est dans le civil, Andrea Agnelli a tout misé sur le développement et le renforcement économique de l’entité Juve. L’évolution linéaire sportive et économique post-Calciopoli s’est transformée ces dernières saisons en accélération soudaine. Une idée fixe : penser business. L’attention que requiert ce développement a détourné les dirigeants turinois de l’installation d’une politique sportive saine, maîtrisée et ambitieuse. Les supporters de la Juve ne veulent plus d’Allegri et souhaitent « du beau football »? La Juve fait venir Maurizio Sarri. L’ancien entraîneur napolitain s’était érigé en représentation anti-Juve en ayant même recours aux insultes? Pas grave, l’entité club est forte, on éteindra la colère des supporters et on assumera. Mais la greffe n’a pas pris. Les sénateurs du vestiaire, ces représentants de l’ADN Juventus n’ont jamais accroché les wagons dans cette saison 2019-2020 décevante, malgré un 9e scudetto d’affilée.
Pour remplacer Sarri, une sorte de all-in sportif: Andrea Pirlo, pas encore lauréat du diplôme d’entraîneur et d’abord arrivé pour entraîner l’équipe réserve, évoluant en 3e division italienne. Un revirement en l’espace de neuf jours. Il est passé d’un accueil pour « se former comme entraîneur » auprès des U23 à la mainmise sur un groupe professionnel ayant besoin d’être rajeuni et stimulé, en quête de certitudes. Un saut dans l’inconnu, sans parachute. Une gestion au jour le jour, « à l’émotion du moment ». Une improvisation. Un management éloigné des standards de ce très grand club.
Faut-il voir en l’arrivée de Cristiano Ronaldo à l’été 2018 une preuve de l’obsession Ligue des champions? Certainement. Le Portugais n’a pas été recruté pour gagner le championnat, la Juve le faisait très bien sans lui (sept titres consécutifs). L’ancien madrilène devait être l’atout final dans l’échiquier d’Agnelli, celui qui devait permettre de passer du statut de finaliste de la C1 (2015, 2017) à celui de vainqueur. Un choix illustrant une conception très individuelle de ce sport. Manque de chance, les années qui ont suivi ont montré qu’un collectif fort valait bien toutes les individualités : Liverpool, l’Ajax, Tottenham, Leipzig et le Bayern ont tous joué une demi-finale de C1. Seul le PSG fait exception. La fin de l’ère des deux super-héros Messi et Ronaldo? Les difficultés rencontrées en même temps par cette Juve et le FC Barcelone ne sont sans doute pas liées au simple hasard. Quand le secteur sportif n’est plus au centre de toutes les attentions, le bateau part à la dérive.
La Juve n’a jamais eu vocation à recruter des champions: la Juve transforme les très bons joueurs en champions. Les exemples sont nombreux et ont traversé les époques, de Platini à Pogba, de Zidane à Vidal, de Nedved à Baggio. Dans cette liste, quelques ballons d’or obtenus… sous le maillot turinois. Appelez cela le hasard si vous voulez. L’arrivée de Cristiano Ronaldo – aussi bon, buteur et décisif a-t-il été sous le maillot turinois depuis trois ans – s’opposait à cette logique.
Derrière l’arrivée du Portugais, des mots (ou des maux) du football moderne : merchandising, sponsoring, offres VIP et hospitalités, territoires clés, développement commercial. Tout ce langage des diplômés d’Harvard qui veulent gérer le football comme une multinationale. Andrea Agnelli parle beaucoup d’économie ces dernières années et sans doute pas assez de sport. La Juve a trop souvent mis l’accent sur l’aspect financier avant le sportif, et les doubles transferts sont un exemple parmi d’autres. Rendez-vous compte de la quantité industrielle de ces opérations financières : Joao Cancelo – Danilo, Pjanic – Arthur, Spinazzola – Pellegrini, Matheus Pereira – Alejandro Marques, Pablo Morena – Felix Correia, Franco Tyonga – Marley Aké.
L’avenir immédiat en question
Tandis que la Juve est désormais éliminée de la Ligue des champions et qu’elle pourrait perdre son hégémonie nationale au profit du rival honni intériste, les dirigeants turinois vont devoir se poser les bonnes questions. Raconter que Cristiano Ronaldo n’a pas été décisif contre Porto, comme le répètent en boucle les médias italiens en ce mercredi matin, ne sera pas une explication suffisante. Parler de l’avenir d’Andrea Pirlo est logique, peut-être nécessaire, mais là encore, insuffisant. Parce que le jeune coach de 41 ans n’est pas arrivé là par miracle, il a été installé. La direction sportive a une responsabilité. Et il faudra également s’interroger sur l’influence des sénateurs du vestiaire, anciens coéquipiers de Pirlo, ayant peu goûté le management de Maurizio Sarri.
Outre Andrea Agnelli, le décisionnaire, Fabio Paratici est dans la ligne de mire des tifosi. L’ancien directeur sportif, devenu « Managing director, Football Area » – le fameux langage d’Harvard – arrive en fin de contrat en juin tout comme d’autres membres de la direction sportive. L’échec cuisant contre Porto, qui fait suite à ceux contre l’Ajax et l’OL, lui sera-t-il fatal?
Plongé dans la crise et dans un désastre sportif, pour reprendre les termes d’une presse italienne déçue et désabusée, le club turinois va vivre quelques semaines agitées. L’avenir des dirigeants, celui de l’entraîneur, des sénateurs et même de Cristiano Ronaldo : rien n’est plus certain. Le Portugais arrive en fin de contrat en juin 2022 et une séparation dès cet été est plus que jamais possible. Déçu par l’élimination contre l’Ajax, il était en colère un an plus tard après la sortie de route contre l’OL. Après Porto, sa réaction et son comportement seront scrutés. Un défi de taille peut néanmoins se poser pour le Portugais : quel club ambitieux pourrait bien s’intéresser à sa situation et payer son immense salaire alors que l’évolution récente du football montre que les super-héros peuvent très bien être remplacés par des collectifs forts et que le Covid-19 rationalise tout investissement.
Andre Agnelli doit prendre la main et remettre le sportif au centre de toutes les attentions à la Juve. Après l’élimination contre Lyon, il avait assumé devant les micros et parlé d’un effectif vieillissant qu’il fallait renouveler. Une première étape a été franchie cet été (Kulusevski, McKennie, Chiesa) mais beaucoup reste à faire. Les tauliers (Buffon, Chiellini, Bonucci) ne suffisent plus pour rameuter les troupes (cette équipe a affiché un déficit flagrant de personnalité) et leur apport sportif se discute. Il y a des jeunes talentueux, mais comment les encadrer?
Le cacique turinois n’hésite pas à parler d’un nouveau cycle entamé la saison passée. « La saison de transition » a même été évoquée en Italie au mois d’août dernier. C’était sémantiquement impensable à la Juve. Andrea Agnelli fait face à un gros chantier dans un contexte économique qui appelle difficilement à la révolution car elle serait très coûteuse. Comment s’en sortira-t-il?
https://rmcsport.bfmtv.com/football/ligue-des-champions/juventus-une-necessite-retrouver-le-langage-du-football_AV-202103100129.html