Ludovic Lestrelin, après les graves incidents survenus à la Commanderie samedi, le premier réflexe a été de dénier aux supporters incriminés cette qualité de supporter. Pourquoi ?

C’est vraiment une très, très vieille question. Dès lors que se développe ce rôle du supporter autour du club de football en France, dans les années 20-30, il y a déjà un côté un peu fuyant de la notion de supporter, qu’on a du mal à définir. Et donc, en fait, on a tendance à réduire les contours de ce rôle-là à l’activité de soutien strict autour du club: soutien financier, moral et vocal. Mais dès lors que le supporter sort de ce registre, on va assez vite lui dénier cette qualité de soutien. Et donc, finalement, on a un débat quasiment permanent sur la qualité du soutien, ce qu’est le vrai du faux, et puis en permanence cette question, très vite posée, dès le début du XXe siècle, de l’éventuel pouvoir du supporter qui s’introduit dans les affaires du club.

C’est très vite posé. Dès les années 20-30, ces questions sont déjà là. Sans doute qu’aujourd’hui, si on revient sur la période contemporaine, c’est peut-être d’autant plus vif. Finalement, cela touche à la question de: jusqu’où peut aller la passion, l’action du supporter. Effectivement, il  y a des discours permanents qui vont poser des limites. Ces discours-là sont tenus notamment par des dirigeants, mais pas seulement…

L’ambiguïté ne vient-elle pas de la notion de supporter, composée d’une myriade de petites chapelles, mues par une passion commune mais dont les modes d’action sont différents ?

L’ambiguïté vient aussi de la notion flottante du supporter, qui est une notion extrêmement large. Elle renvoie à une nuance extrêmement importante de situations. Il y a différentes manières d’être supporter. La spécificité des supporters qui sont membres de groupes organisés, de groupes ultras, leur spécificité, c’est de créer un rapport de force avec les dirigeants. Et créer un rapport de force, c’est dérangeant.

Comment créent-ils ce rapport de force ?

Ils vont prendre en charge le travail de la critique et de l’expression du mécontentement. Cela fait 30 ans, c’est dans l’essence même du positionnement ultras. Il y a la valorisation de la liberté de parole et donc le droit à la critique. Les groupes ultras prennent en charge ce travail. Ça les rend visibles, et en même temps, ça dit quelque chose de plus profond. Parce que le mécontentement n’est pas toujours exprimé, et pourtant, il existe dans les rangs de plein d’autres groupes de supporters.

Les supporters sont-ils légitimes à dire qu’ils représentent le club ?

Les modes d’appropriation ne sont pas propres aux ultras eux-mêmes. Les clubs sont des entités certes économiques, mais pas seulement. Elles touchent aussi à la culture, à l’histoire d’une ville, d’une région. Donc il y a de l’affect, du sentiment. C’est l’un des traits fondamentaux du supporter. Qu’est-ce qu’un supporter ? C’est un individu qui s’engage, plus que les autres, dans le spectacle et le suivi. Parmi les caractéristiques de cet engagement, il y a le parti pris en faveur d’un club et un rapport intime personnel qui se constitue.

La question de l’appropriation est posée en tous les cas de figure pour les supporters. Les ultras vont pousser les choses très loin, parce qu’ils sont dans une position de radicalité. Mais cette question-là se pose dans tous les cas de figure. Je pense que cela renvoie à cette question: qu’est-ce qu’un club ? Est-ce que c’est uniquement une entreprise avec une logique purement économique, et le rapport de nature commerciale qui se constitue entre le club et son public ? C’est une évidence, on ne peut pas le nier. Mais est-ce que ce n’est pas aussi autre chose ?

L’antagonisme n’est-il pas culturel, finalement ?

Le nœud du problème est là, et il engage des questions politiques, stratégiques et économiques variées. Ce problème-là, il faudrait l’affronter, s’y confronter. Je pense qu’il y a un déficit en France de réflexion sur ce nœud central du problème. Alors, ensuite, il s’agit de trouver des solutions pour dénouer cela, ce n’est pas simple. Je ne suis pas en train de dire que c’est simple. Mais le nœud du problème, il est bien là. Je pense que les clubs sont confrontés à une difficulté qu’ils n’ont pas su résoudre en France.

Comment être compétitif sportivement et économiquement, donc suivre la cadence, qui est infernale. Il faut le dire aussi, les clubs sont pris dans une course aux armements en permanence, laquelle alimente une fragilité économique, que la crise sanitaire révèle, mais elle était là bien avant. Cette fragilité, elle est structurelle. Et donc, les clubs sont confrontés dans le même temps à cet impératif d’être compétitifs sportivement et économiquement pour suivre la cadence du football européen tout en assurant la stabilité, la continuité d’une histoire, à laquelle ils doivent rester fidèles.

Les dirigeants sont-ils prisonniers de cette double responsabilité ?

Ils doivent faire les deux, c’est le rôle des dirigeants. C’est difficile de concilier les deux. Cette question a des implications importantes. Si vous posez la question en ces termes, cela doit vous amener à réfléchir autrement que sous un angle purement économique. Bien sûr que pour accompagner un club, le diriger, faire en sorte de suivre cette cadence, accompagner le changement, vous avez besoin de savoir-faire et de méthodes économique et marketing. Mais ça ne peut pas suffire. Parce que vous avez besoin aussi d’aller puiser des choses du côté de la sociologie de l’histoire, au moins de comprendre ça, pour saisir les dimensions sociale, sociologique et politique des clubs.

C’est la condition sine qua non pour réussir cette conciliation entre nous changeons, le football se transforme, nous devons nous adapter en permanence, mais en même temps, nous devons aussi garantir cette idée de la continuité et de la pérennité. Cela touche aussi la question éminemment politique de la gouvernance des clubs. Comment assurer et protéger le club de l’arrivée d’investisseurs qui feraient n’importe quoi. Je pense que le nœud du problème est là. C’est toute la problématique de l’actionnariat populaire, comment on trouve un modèle qui permette le développement des clubs, leur adaptation, mais qui garantisse des formes de continuité de fidélité par rapport à une histoire à laquelle les gens sont attachés. Les ultras sont attachés à l’identité, le sentiment de continuité, mais cela dépasse largement les rangs des ultras.

Les incidents de la Commanderie ne sont-ils pas l’aboutissement d’un échec dans la compréhension du contexte, du rôle que s’attribue les Marseillais ? Ne croyez-vous pas que nous ayons, face à face, deux mondes qui sont étrangers l’un à l’autre, ne savent pas se parler ?

Qui se comprennent difficilement, oui. Je pense que c’est un échec sur toute la ligne, tant sportivement que financièrement, même stratégiquement, en termes de communication… Le public du football, contrairement à l’idée reçue, ce sont des gens qui connaissent le football et qui ne peuvent pas se laisser abuser. Si vous dites que vous avez de hautes ambitions sportives, qu’en plus vous êtes un professionnel de gestion, que vous avez une expérience du monde de l’entreprise, et donc que vous savez faire. Et que, quelques années plus tard, sportivement c’est un marasme, que vous êtes dans une situation financière plus que difficile, vous ne pouvez pas les tromper.

Le problème n’est pas tant que vous n’êtes pas de Marseille ou de Bordeaux, que vous n’êtes pas de Nantes ou de Lille. Il peut y avoir l’acceptation d’un investisseur qui vient d’ailleurs, mais il faut qu’il soit compétent. Et il faut aussi qu’il respecte les gens. Le sentiment extrêmement répandu parmi les supporters de l’OM ou d’autres, c’est qu’on se demande bien ce que viennent faire ces investisseurs, quelles sont leurs véritables intentions, et puis il y a aussi un problème de crédibilité footballistique tout simplement. Si vous raisonnez en vous disant: « ohlala, ce sont des voyous qui s’en prennent à nous, on va agir, on va sévir, circulez, il n’y a rien à voir », c’est que vous n’avez rien compris à ce qu’il se passe.

https://rmcsport.bfmtv.com/football/om-le-public-du-football-ne-se-laisse-pas-abuser-selon-un-sociologue-du-sport-2032328.html

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