Le monde moderne et son football accepteraient-ils encore un Paolo Di Canio? Difficile de ne pas se poser cette question quand on regarde la partie consacrée à son parcours dans le dernier épisode du film Bad Boys, diffusé ce lundi soir sur RMC Sport 1. A l’heure où la « cancel culture » gagne du terrain, pour le meilleur ou pour le pire, on laisserait sans doute beaucoup moins passer le comportement de l’ancien attaquant italien. Pas autant de fois, en tout cas. « Di Canio n’est même pas un bad boy, résume un des témoins du film. C’est plus que ça, c’est pire que ça! » Tout se joue dans un salut, bras droit et main tendus, répété plusieurs fois dans sa carrière.
Pour comprendre l’histoire de Di Canio, il faut remonter à ses origines, dans son quartier pauvre et ouvrier de Quarticciolo, à Rome. « C’était un quartier ‘rouge’, où les communistes remportaient les élections, explique Lorenzo Petrucci, journaliste pour le Nuovo Corriere Laziale. Le père de Di Canio gagnait sa vie en faisant les petits boulots qu’il trouvait. Ses frères et son père votaient pour le Parti communiste. Di Canio soutient la Lazio depuis tout petit, alors que sa famille et ses amis sont pour la Roma. » Un choix pas anodin dans une ville où le ballon rond divise. « La Lazio naît en 1900 et est liée à des sports très élitistes, précise Andre Ungari, professeur de sciences politiques. Elle était plus présente dans le nord de la ville, dans les quartiers riches. C’est ce qui a créé la division. Les tifosi de la Roma viennent des quartiers populaires, au sud de la ville. Politiquement, les tifosi de la Roma sont majoritairement de gauche et ceux de la Lazio plus à droite. »
>> « Bad Boys »: Pascal Nouma en Turquie, cette folie douce et furieuse
Le jeune Di Canio se prend d’amour pour un club déjà bien marqué sur le plan politique, même si les tribunes ne l’affichent pas encore trop. « La Lazio des années 1970 est déjà très fortement positionnée à droite, avec plusieurs déclarations de soutien et d’admiration pour Giorgio Almirante, un dirigeant du ‘Mouvement social italien’, un parti néofasciste, poursuit Andre Ungari. Luigi Martini, vainqueur du premier Scudetto de la Lazio en 1974, a fait deux mandants de parlementaire dans ce parti. Mais à cette époque, les supporters n’étaient pas politisés. Les tifosi de la Roma et de la Lazio allaient même voir les derbies ensemble. On le voit dans les vieux films d’Alberto Sordi. »
Proche des Irriducibili
Doué balle au pied, Di Canio rejoint les équipes de jeunes de la Lazio. Sa construction personnelle continue. « A seize-dix-sept ans, il s’est rapproché du groupe ultra des Irriducibili (« Irréductibles », ndlr), raconte Lorenzo Petrucci. Il faisait même des déplacements avec eux dans les années 80, quand le club était en deuxième division. » Un groupe qui est « le plus à droite de ceux de la Lazio » (Andre Ungari) et reprend en cœur des « Duce! Duce! » en hommage à Benito Mussolini, fondateur du fascisme, président du Conseil des ministres du royaume d’Italie entre octobre 1922 et juillet 1943 et chef d’Etat de la République sociale italienne de septembre 1943 à avril 1945. Son idéologie renvoie à un passé que beaucoup aimeraient oublier. Mais que certains cultivent.
AFP – Paolo Di Canio montre ses tatouages lorsqu’il évolue avec la Lazio en octobre 2005
« Le fascisme italien était protéiforme, explique Andre Ungari. Il ne se réduit pas à une vision strictement nationaliste. Il regroupe des catholiques traditionalistes mais aussi des syndicalistes révolutionnaires, et des gens de gauche. Le fascisme a établi des lois raciales à partir de 1938. Ces lois serviront son antisémitisme. Au départ, c’était pour éviter le métissage dans les colonies en Afrique. En Italie, il n’y a pas eu de purge après la guerre, comme ce fut le cas en Allemagne. Beaucoup d’Italiens ont encore une image positive du fascisme. Le fascisme était un régime populiste, dans le sens où il prétendait agir pour le peuple. Ça explique ce souvenir positif, qui divise le pays en deux. Le fascisme est encore bien visible dans l’architecture de plusieurs villes. » Et Thibaud Leplat, journaliste et professeur de philosophie, de compléter: « C’est une réaction presque épidermique de toute une frange de la population face au progressisme, face au vivre-ensemble, face au catéchisme libéral qui est insupportable pour un certain nombre de gens. »
« Un besoin viscéral de s’opposer à son environnement »
Pour Di Canio, tout part aussi d’une forme d’opposition. « Connaissant le caractère rebelle de Di Canio, on peut aussi voir son adhésion au fascisme comme un besoin viscéral de s’opposer à son environnement familial et au quartier de son enfance, analyse Andre Ungari. C’est assez typique des familles romaines. Je connais des personnes qui ont eu le parcours inverse : ils ont grandi dans des quartiers riches et ont ressenti le besoin de s’opposer à leur environnement. » Le jeune Di Canio s’attache au maillot de la Lazio, club où il passe professionnel, comme à une seconde peau. « En janvier 1989, il dispute son premier derby, raconte Lorenzo Petrucci. Il est prodigieux et marque le seul but du match. Il célèbre son but le doigt pointé vers les tifosi de la Roma, preuve de son côté supporter. Il reprend la célébration d’un ancien joueur, Giorgio Chinaglia, qui avait fait la même chose dans un derby quinze ans plus tôt. »
Dès 1990, sa carrière va le mener dans plusieurs clubs italiens: la Juventus, Naples et l’AC Milan, dans cet ordre. Le garçon est « un bon attaquant mais pas un attaquant de très grande classe », dixit Johann Crochet. « Il a beaucoup de difficultés dans ces clubs-là, constate le journaliste RMC Sport spécialiste du football italien. Il ne parvient pas à s’imposer et on ne peut pas dire que c’est un élément central de ces équipes, parce qu’il a un problème de caractère. Et donc avec Giovanni Trapattoni ou Fabio Capello, il va y avoir des problèmes de vestiaire, des embrouilles. » Champion d’Italie avec Milan en 1996, Di Canio tente une expérience à l’étranger, comme il l’a toujours voulu. Ce sera outre-Manche, d’abord en Ecosse avec le Celtic puis en Angleterre avec Sheffield Wednesday.
AFP – Paolo Di Canio communie avec les supporters de la Lazio après la victoire sur la Roma dans le derby en janvier 2005
Mais les tabloïds n’ont encore rien à se mettre sous la dent pour l’attaquer. « Ses penchants fascistes, on ne les connaît pas au début de sa carrière, rappelle Johann Crochet. Ça arrivera bien plus tard. Quand il arrive en Angleterre, à aucun moment ça ne fait débat. On n’en parle pas dans la presse, tout simplement parce que c’est méconnu. » A Sheffield, la polémique sera autre. Très « Bad Boys », pour le coup. Lors d’un match contre Arsenal, en 1998, il tente d’intervenir pour calmer Patrick Vieira, qu’il a connu à Milan, et Martin Keown lui met un coup dans le nez pour l’écarter. L’énervement monte et il prend un carton rouge. Avant de pousser l’arbitre qui finit par s’écrouler au sol. « C’est très mal, jugera-t-il avec du recul, mais je n’avais pas l’intention de m’en prendre à l’arbitre. J’ai tout de suite réalisé que j’avais eu tort. En Angleterre, la discipline est plus stricte qu’ailleurs et je savais que ça allait se compliquer. C’est clairement l’une des pires erreurs de ma vie de footballeur. »
? « Quand la douleur monte directement au cerveau… »
? Cette image a fait le tour du Monde : exclu après une bagarre contre Arsenal en 1998, Paolo Di Canio réalise l’impensable : bousculer violemment l’arbitre.
? #BadBoysRMC, épisode 3
? Ce lundi
? 21h
? RMC Sport 1 pic.twitter.com/2SAONikP0l— RMC Sport (@RMCsport) December 13, 2020
Elle lui vaudra une suspension de quatre mois et une grosse amende. Son club ne lui passe « pas un seul coup de fil » pendant cette période et il réclame son transfert. Direction West Ham, où Harry Redknapp lui donne sa chance. Bonne pioche: il est élu meilleur joueur du club pour sa première saison complète, 1999-2000, où il marque le but de l’année d’un bijou de reprise. Et en 2001, il reçoit le prix du fair-play de la FIFA pour avoir arrêté le ballon face à Everton alors qu’il pouvait marquer mais que le gardien adverse était blessé. Après quatre ans à West Ham et une saison à Charlton, il revient dans son club formateur, la Lazio, en 2004. « Le club est au bord de la faillite et il a dû réduire son salaire de 75% pour revenir dans le club de son enfance », précise Lorenzo Petrucci.
« Je suis fasciste mais je ne suis pas raciste »
A la maison, face à « ses » supporters, Di Canio va redevenir totalement lui-même. Et ça va faire parler. « La Lazio remporte le derby de Rome en janvier 2005 et il fait un salut romain pour fêter ça, se souvient Johann Crochet. En fait, salut romain et salut fasciste, c’est à peu près la même chose, c’est seulement une question de sémantique. Dans l’époque moderne du football, c’était du jamais-vu. » Une amende tombe, 10.000 euros, « ce qui n’est pas très dissuasif » pointe notre spécialiste du football italien. Alors il n’hésite pas à remettre ça. « Il va récidiver trois fois à la fin de l’année 2005, précise Johann Crochet. D’abord contre Sienne, ce qui passe encore une fois un peu inaperçu de manière très étrange. Il recommence à Livourne, ce qui va être beaucoup plus impactant car il à Livourne, il y a des drapeaux qui font rappel au parti communistes italien, à l’Union soviétique, etc. Et il refait ça quelques jours plus tard contre la Juve. Il a eu une autre amende mais aussi une suspension d’un match. Dans la législation italienne, ce n’était pas un crime de faire un salut fasciste. »
AFP – Paolo Di Canio (à gauche) et salut adressé aux supporters de la Lazio lors d’un match contre la Juventus en décembre 2005
Di Canio, lui, a son explication. « On a du mal à comprendre et à analyser le pourquoi du comment de ces gestes, tout simplement parce qu’il a lui-même changé de version, pointe Johann Crochet. Juste après son premier salut fasciste, il a expliqué que c’était un geste sportif, et à aucun moment une revendication politique. Il faisait passer ce geste-là comme une espèce de sentiment d’appartenance, en disant: ‘Vous voyez, chers supporters, je suis avec vous’. » Alors que le club tente timidement de prendre ses distances avec son comportement, il va finir par assumer dans les colonnes de La Repubblica, en décembre 2005: « Je suis fasciste mais je ne suis pas raciste. Je fais le salut romain pour saluer mes camarades et ceux qui partagent mes idées. Ce bras tendu n’est pas une incitation à la violence ou à la haine raciale. »
« Ça me prendrait six heures pour expliquer précisément Mussolini, cette époque »
« Le type est ouvertement fasciste et profite d’un stade pour manipuler une foule », résume Thibaud Leplat. Son attitude ouvre un débat, où certains le défendent. « Silvio Berlusconi, qui était président du Conseil, a minimisé l’affaire, rappelle Andre Ungari. Lui-même avait déjà parlé de certains effets ‘positifs’ du fascisme. » Alessandra Mussolini, petite-fille de Benito, lui apporte également son soutien: « Comme ce salut romain me fait plaisir! » « On va avoir tout l’échiquier politique italien qui va s’exprimer, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, raconte Johann Crochet. On a par exemple le quotidien L’Unita, quotidien du parti démocrate, qui va faire un papier très violent, avec des mots très forts, pour expliquer qu’ils ne comprennent pas la réaction assez neutre voire timide en Italie. »
L’intéressé aura beau démentir, les écrits restent. « C’est très flou mais toujours est-il qu’il a fait des saluts fascistes et qu’il a des tatouages en hommage à Mussolini », complète Johann Crochet en rappel à l’inscription « DVX », Duce en latin, qu’on trouve sur son corps. Sa carrière prend fin en 2008 dans les divisions inférieures, avec le petit club de l’AS Cisco Rome et un outil de travail trop meurtri par différentes blessures. Amoureux de vin et de bonne cuisine, il ouvre un restaurant et pense s’éloigner du milieu du foot. Mais l’envie d’entraîner le rattraper et il démarre une carrière de manager en 2011 à Swindon Town, modeste club de D4 anglaise.
AFP – Paolo Di Canio donne des instructions à ses joueurs de Sunderland en avril 2013
Sky News l’interroge alors sur ses saluts à la Lazio, qui poussent certains à ne pas vouloir de lui. Mais Di Canio manie l’esquive: « Je n’ai rien à dire. Vous pouvez bien vivre même si vos voisins ont des idées opposées aux vôtres. (…) Je sais qu’il y a des mécontents mais ce n’est pas mon problème, parce que ça ne veut pas dire qu’ils ont raison! Ou que moi j’ai raison! (…) Ça me prendrait six heures pour expliquer précisément Mussolini, cette époque… Et ressortir tout ça, aujourd’hui? C’est totalement différent! On pourrait en parler dans une émission politique, pas dans une émission de sport, ça n’a aucun sens pour moi. »
« Je reviendrai au stade quand il sera parti »
Quelques mois plus tard, il se retrouve au milieu d’une polémique avec le joueur franco-ivoirien Jonathan Téhoué, qui l’accuse de propos racistes à son encontre. « Jonathan va essayer de faire témoigner ses coéquipiers qui ont assisté à ces propos présumés mais personne ne voudra le faire, précise Nicolas Vilas, auteur du livre Enquête sur le racisme dans le football. Une enquête va être ouverte par la FA et un non-lieu sera prononcé. » En mars 2013, Di Canio remplace un Martin O’Neill en manque de résultats sur le banc de Sunderland, en Premier League. Une arrivée qui fait une nouvelle fois polémique. « Les habitants de Sunderland se sont battus, des dizaines de milliers sont morts en combattant le fascisme, lance un supporter des Black Cats à la télévision. Je reviendrai au stade quand il sera parti! »
Ancien ministre de l’Environnement et des Affaires étrangères, ex-candidat à la direction du parti travailliste, David Miliband démissionne de son poste de vice-président du club quelques heures après son arrivée. Des sponsors décident aussi de lâcher le club. Mais l’accusé reste droit dans ses bottes. Un journaliste lui demande s’il est fasciste. Réponse: « Je n’ai plus à répondre à cette question. Je ne parlerai plus de politique. Ici, je ne suis pas au Parlement, je ne suis pas un homme politique, je ne veux parler que de football. En quarante-cinq ans, je n’ai jamais eu de problèmes avec qui que ce soit. Ça devrait suffire pour dire que Paolo Di Canio est un homme comme les autres, qui respecte les règles comme tout le monde. » Relancé sur le même thème, le manager italien ne dit plus rien mais se met à rire. Son sourire va vite disparaître: il est limogé en septembre 2013, après cinq journées de championnat sans aucune victoire pour Sunderland.
« On affiche ses idées sur sa peau, les faire disparaître serait hypocrite »
Il n’a plus entraîné depuis. Mais n’a pas quitté la lumière. « Di Canio est désormais consultant à la télévision, explique Lorenzo Petrucci. Il travaille depuis plusieurs années pour Sky Sport, en Italie, comme spécialiste de la Premier League. Il a toujours ses tatouages et a d’ailleurs été écarté quelques mois par Sky en 2016 car il les avait laissés apparaître. » « Il est quand même revenu sur Sky parce qu’il s’est excusé, complète Johann Crochet. Il a alors fait plusieurs campagnes médiatiques en expliquant qu’il avait fait ces gestes en tant que joueur et que ce n’était pas normal, que ce n’était pas bien, donc il est revenu en odeur de sainteté dans les médias. Il a essayé de travailler son image, de la ‘nettoyer’. » Sans pour autant se renier. « On lui a demandé s’il avait pensé à effacer ses tatouages, conclut Lorenzo Petrucci. Il a toujours dit non en expliquant: ‘On affiche ses idées sur sa peau. Les faire disparaître serait hypocrite, et je ne le suis pas.' » L’époque accepterait moins Paolo Di Canio. Mais son passé reste bien visible.
https://rmcsport.bfmtv.com/football/paolo-di-canio-le-bad-boy-qui-vous-salue-bien-2018628.html