Arsène Wenger, qu’avez-vous ressenti quand vous êtes entré sur la pelouse de l’Emirates pour la dernière fois, avec ces hommages qui vous ont été adressés ?

C’est très émouvant. Vous êtes, dans ces moments-là, dans un moment de contrôle de vous-même. Parce que, vous vous dites : « Je me suis préparé à ne pas craquer ».

Comment avez-vous réussi à ne pas craquer du coup ?

J’ai un métier où on apprend, à ce niveau-là, à contrôler ses émotions. On est un peu déconnecté de ses émotions dans notre métier et on apprend à se contrôler. D’un autre côté, c’est quand même spécial, parce que dans la carrière d’un entraîneur, souvent, on prend un coup de pied au derrière, on dit: « Surtout, ne reviens plus ici ! » Tandis qu’ici, vous avez l’honneur et le privilège de faire un tour d’honneur avec des gens qui vous disent « Merci », « On t’aime ». C’est très rare, donc c’est un privilège que j’ai apprécié en même temps à sa juste valeur.

Qu’est-ce qui vous passait par la tête à ce moment-là, pendant ce long tour d’honneur ?

D’abord, une forme de gratitude, et puis une forme de regret de ne pas avoir su rendre ces gens encore plus heureux, tout le temps. Donc voilà, c’est un mix, un sentiment partagé.

Quand vous êtes arrivé en 1996, Arsenal était le « Boring Arsenal », l’Arsenal ennuyeux. Est-ce que vous aviez déjà en tête, à l’époque, d’adapter un style plus attractif, progressivement ?

Je suis arrivé le 1er octobre 1996, je me suis dit: « Je vais observer et agir ». Quand on arrive à l’étranger, il faut à la fois changer les choses, mais il faut s’adapter aussi à la culture locale. J’ai un peu tâté le terrain. Et je me suis rendu compte en fait que les joueurs étaient meilleurs que ce que je pensais et qu’ils étaient prêts à évoluer. J’ai transformé petit à petit. C’est vrai que c’était extrêmement intéressant. 

On dit souvent que vous êtes un partisan du beau jeu. Qu’est-ce que c’est alors, le beau jeu, pour vous ?

Le beau jeu, c’est d’abord l’expression collective complexe, sans restrictions. C’est l’inverse de la prudence. C’est le pari de l’audace, le pari de prendre le jeu à son compte, le pari de prendre la possession du ballon, le pari de développer un jeu. Si vous voulez, le jeu simplifié collectif, c’est à deux. Dès que vous passez à trois, cela devient un jeu collectif un peu plus complexe. C’est vrai que c’est ce qui m’intéresse, c’est ce qui me passionne le plus.

Pour autant, à vos débuts, les premières années, c’étaient beaucoup d’attaques rapides, notamment pour profiter de la vitesse de Wright, Anelka, Henry…

Oui, mais le jeu collectif n’empêche pas la vitesse !

En tout cas, c’était beaucoup plus vertical à l’époque qu’aujourd’hui…

Oui, parce qu’on avait la vitesse et la qualité de la passe. Je dirais qu’à l’époque, le jeu était plus ouvert dans l’ensemble. Aujourd’hui, la Premier League a évolué énormément. Pourquoi ? Parce que vous pouvez dire que la Premier League s’est divisée en deux : les équipes qui subissent, qui jouent avec des défenses renforcées, et cinq ou six équipes qui essaient de faire le jeu.

Donc il n’y a plus autant d’espaces ?

Le jeu a évolué, c’est beaucoup plus fermé aujourd’hui que ça ne l’était avant.

Qu’est-ce qui vous a convaincu qu’un style plus en contrôle, avec plus de possession, était viable dans un championnat aussi direct ?

On a joué en Champions League, contre des équipes comme le Real, le Barça, le Bayern. Et le jeu de possession devenait important, parce que si vous perdez le ballon trop vite à ce niveau-là, vous le payez à chaque fois. Il fallait à tout prix renforcer la possession de balle. On ne trouve pas tous les jours des Thierry Henry, des Nicolas Anelka. On s’est donc adapté à des styles différents, selon les moyens financiers qu’on avait à notre disposition aussi.  

Votre équipe, depuis 2006, est celle qui a fait le plus de passes en Premier League. Vous considérez-vous comme un précurseur de ce style fait de successions de passes rapides dans l’entrejeu, qui est encore plus présent aujourd’hui ?

Oui, parce que j’avais beaucoup de joueurs techniques. Quand je vous parle de jeu complexe, collectif, ça c’est un exemple où tous les joueurs sont impliqués. Mais la difficulté de ce jeu, c’est qu’il faut prendre des décisions extrêmement rapides, il faut jouer extrêmement juste, et qu’aucun joueur dans l’intervalle ne fasse une mauvaise passe ou ne prenne une mauvaise décision.

Comment on arrive à ce que tous les joueurs prennent les mêmes décisions de manière harmonieuse ?

Par la qualité individuelle des joueurs, qui comprennent… Le problème du football, c’est toujours de faire le choix optimal en situation de jeu. Et après, de le développer à l’entraînement et de lui faire découvrir la beauté du plaisir partagé. C’est ce qui touche. Et de faire comprendre aux joueurs de ne pas rester à la superficie des choses, de rentrer un peu plus dans la vraie beauté du jeu collectif, et d’y prendre goût, et eux-mêmes de prêcher aux autres l’envie de jouer ce jeu-là.

Vos dirigeants, vos anciens joueurs, vous considèrent comme un révolutionnaire en Angleterre. Comment mesurez-vous l’impact que vous avez eu sur l’évolution du jeu en Angleterre ?

Je n’en sais rien. Vous savez, quand on est dans ma situation, on fait son petit travail au quotidien tous les jours, et on essaie de faire le mieux possible. Après, comment les autres vous perçoivent, vous ne savez pas. Quel impact vous avez sur le reste du monde, vous ne savez pas.

Avec le recul, quand même,  en 22 ans, n’avez-vous jamais réfléchi à cet impact ?

Je n’ai pas pris beaucoup de recul, c’est ce que vous pourriez me reprocher d’ailleurs. Mais en même temps, c’est un métier où tu es tellement dans le prochain match, dans les problèmes de ton équipe, que tu ne penses pas trop à l’impact que tu peux avoir ailleurs. Tu vis avec tes idées, et comment elles sont perçues. Tu ne les maîtrise pas trop.

Le vrai problème du foot ? « L’équité des chances »

Ce virage vers plus de technique vous a fait perdre un petit peu le côté guerrier qu’avaient vos équipes titrées en 1998 et 2002. Etait-ce un sacrifice inévitable ?

Non, je pense que c’est un virage qui a été assez inconscient, parce qu’il ne faut pas oublier qu’en 2004, on avait encore des défenseurs de haute qualité comme Sol Campbell, Ashley Cole et Lauren, qui était un joueur exceptionnel. Ils étaient des joueurs exceptionnels. Mais petit à petit, on a perdu cette stabilité défensive, parce qu’on était obligé de les vendre, les joueurs. Entre 2006 et 2016, c’est la restriction. Tous les ans, il fallait vendre les meilleurs joueurs, donc vous allez moins bien.

Ça s’est plus ressenti défensivement, paradoxalement. Comment l’expliquez-vous  ?

Parce qu’on a toujours su développer des joueurs de talent offensif, ou trouver des joueurs sur le marché qui n’étaient pas trop chers et qui avaient envie de jouer notre football. Pendant des années, le problème pour nous était plutôt de dire non que de dire oui… Tout le monde voulait venir ici. Petit à petit, ça s’est épuisé… On était moins bon. Et c’est vrai aussi qu’il y a une rareté sur le marché au niveau des défenseurs qui est absolument exceptionnelle. Aujourd’hui, un bon défenseur coûte aussi cher qu’un attaquant. Pourquoi ? Le prix de la rareté. Regardez Manchester City, qui gagne le championnat, l’investissement sur le plan défensif est énorme, parce que ça se trouve moins. Et aussi parce que pour développer un bon jeune défenseur aujourd’hui en Premier League, à 20 ans, ça n’existe pas. Il ne joue pas. Il faut 24, 25 ans. Il faut payer le prix lourd.

Donc c’est vraiment lié à un impératif économique …

Énorme.

Qui a un impact sur le jeu …

Qui a un impact sur le jeu. Quand vous regardez la saison d’Arsenal cette année, vous verrez que, comparé à toutes les attaques européennes, on est là…

Mais vous n’avez que la 9e défense (de Premier League), c’est votre pire classement à Arsenal …

On n’a que la 9e défense, c’est l’un de nos problèmes. En fait, le problème du gars qui vient ici est assez simple: il regarde la Ligue, il regarde les buts marqués, il n’y a pas trop à ajouter là. Il regarde les buts encaissés, et c’est là qu’il faut faire du travail.

Vous évoquiez ce championnat divisé en deux, entre les équipes qui ont la possession et celles qui ne l’ont pas. Il y a eu plus de soixante matchs cette saison avec des équipes ayant au moins 70% de possession, c’est du jamais vu. N’y a-t-il pas un risque, pour la Premier League, au niveau du spectacle ?

Évidemment. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Il y a un risque pour la Premier League et il y a un risque pour l’ensemble des championnats européens. Quand vous entrez au mois de décembre et que, sur les cinq grands championnats, vous connaissez quatre champions, vous courrez un risque de perte d’intérêt. Et le problème de la vie moderne, pas que sur le plan du football. Sur un plan économique, c’est pareil : il y a un regroupement de l’élite dans un petit nombre d’unités, qui rend l’incertitude moins importante et la domination des grosses écuries plus facile. C’est pour ça que, pour moi, le football doit faire face à un vrai problème, c’est l’équité des chances.

Comment résoudre ce problème dans le jeu ? Peut-on reprocher aux équipes moins riches de ne pas être assez ambitieuses dans le jeu ?

Non, parce que l’évolution du foot a toujours été celle-ci : la défense pose des problèmes à l’attaque, l’attaque trouve une réponse et une solution. A la réponse et la solution, la défense repose un autre problème. Le problème auquel on fait face aujourd’hui, c’est pour ça que j’essaie de développer un jeu extrêmement précis dans les 30 derniers mètres, est qu’on ne fait face qu’à des équipes qui jouent dans les 30 derniers mètres. C’est vrai que ça peut être un peu boring (ennuyeux). Pourquoi ? Parce que pendant la première heure, il faut user l’adversaire. On ne peut faire la différence que dans les 30 dernières minutes, donc c’est un peu… Il faut de la patience pour voir le jeu.

« Un projet sur le court terme qui a du sens sur la durée »

Comment imaginez-vous l’évolution de cette réponse successive entre défense et attaque ?

Je pense que ça va toujours aller dans le sens de décisions plus rapides. Que la prise d’information doit toujours être plus rapide aussi, parce qu’il faut à la fois s’informer très, très vite et prendre une décision très, très rapide. Donc ces deux processus là vont certainement évoluer dans les temps qui viennent. Et puis la justesse technique. Quand je regarde les matchs de foot, je ne regarde pas toujours que les bonnes passes. Je regarde la perfection de la passe.

C’est-à-dire ? Quelle est cette perfection ?

La perfection de la passe, c’est-à-dire si je vous donne la balle, quand je vous donne la balle, j’ai imaginé la solution possible pour vous. Et si la solution possible pour vous pour la prochaine étape est sur le pied droit, que je ne vous donne pas la balle sur le pied gauche. Et là, quand vous regarderez un match comme ça, ou si la balle a été jouée parfaitement dans la course d’un partenaire… Quand vous regardez, même à notre niveau à nous à Arsenal, pour avoir trois, quatre, cinq passes d’affilée de grande, grande qualité, c’est-à-dire qui donnent le choix au prochain, c’est très rare. Donc il y a beaucoup à parfaire encore sur un plan technique, au niveau de la justesse, au niveau de la précision, au niveau du projet du futur. Et on trouve moins de joueurs qui savent courir avec le ballon. Et pourtant, le dénominateur, commun, c’est d’abord être capable de courir balle au pied comme si vous couriez sans ballon. Prenez Messi, c’est ça. Vous lui enlevez ça et il devient un joueur comme les autres !

Pour autant, le niveau technique en Premier League a beaucoup progressé depuis votre arrivée…

Beaucoup progressé. Et le niveau physique, depuis 20 ans… Quand je suis arrivé, il y a 20 ans, il y avait encore des joueurs qui étaient un peu bedonnants. Et des arbitres bedonnants. Les défenseurs étaient un peu bedonnants, mais c’est fini ça  ! Aujourd’hui, ce sont des athlètes et le niveau physique est extrêmement élevé ici.

Si un dirigeant français devait vous appeler demain, quel discours devrait-il vous tenir, ou quel projet vous présenter, pour que cela vous tente ?

Un projet qui tient la route, qui fait sens, qui a les moyens de ses ambitions aussi, parce que, bon … (il hésite) A mon âge, je ne peux plus travailler sur 20 ans. Donc un projet réalisable aussi sur le court terme, mais qui a un sens sur la durée. Mais en même temps, aujourd’hui, je ne sais pas ce que je vais faire. Je sors de 22 ans. Vous verrez, le jour où vous managerez une équipe, 22 ans, c’est pas mal !

Un petit temps de coupure vous attend ?

Non, j’ai besoin de prendre une décision. Et c’est pour ça que je ne veux pas m’engager dans des discussions sur mon avenir, parce que je n’ai pas pris de décision. Il faut que je prenne un peu de recul pendant quelques jours, et après que je décide ce que je veux faire de mon futur.

http://rmcsport.bfmtv.com/football/l-envie-d-arsene-wenger-apres-arsenal-un-projet-realisable-sur-le-court-terme-mais-qui-a-un-sens-sur-la-duree-1443860.html

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