« Dribbleurs »: Jorge « Magico » Gonzalez, le génie du jeu qui préférait la nuit au foot

Quand on montre des images de lui à Jérémy Ménez, l’un des témoins du film Dribbleurs diffusé ce jeudi soir sur RMC Sport, la curiosité s’attise: « C’est un technicien de fou. Et c’est quoi le nom du joueur? ». Jorge Alberto Gonzalez Barillas, mieux connu sous ses sobriquets. Au Salvador, chez lui, on l’avait surnommé « El Mago ». En Espagne, seul autre pays où il jouera plus tard, ce sera « El Magico » ou plus souvent « Magico » tout court. Toujours la même idée derrière. Un magicien du ballon rond, un prestidigitateur du cuir, et que des tours réalisés avec les pieds. Si vous n’êtes pas un vrai mordu de football, vous n’avez sans doute pas entendu parler de Magico Gonzalez. Dommage. Vous ratez quelque chose. Taper son nom dans YouTube est une assurance plaisir. 

« J’admets ne pas être un saint »

Les dribbles sont électrisants, fascinants, la conduite de balle léchée et maîtrisée. Les feintes virent au chef d’oeuvre. Il s’amuse avec l’adversaire, le rend chèvre, l’envoie cul sur la pelouse d’un dribble ravageur qui défie les lois de la physique. La palette? Cruyff-turn. Elastico. Petits ou grands ponts. Tout le répertoire. On en fait trop? Interrogez ceux qui l’ont côtoyé. Ex-partenaire de Magico à Cadiz, en Espagne, l’ancien attaquant espagnol Onesimo Sanchez résume au micro de RMC Sport: « Dans ma carrière, j’ai joué avec Bebeto ou Hugo Sanchez. Des joueurs de classe mondiale. Pour moi, il était meilleur. Sans aucun doute. Je le mets au niveau de Messi. » Son ami Diego Maradona dira un jour de lui: « En Argentine, nous voulions tous faire les mêmes gestes que Jorge mais nous ne pouvions pas car nous nous serions cassés les chevilles. Il était extraordinaire, unique. Il est l’un des dix meilleurs joueurs que j’ai vus dans ma vie. »

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Mais alors, c’est qui ce Magico? Un drôle d’oiseau qui n’aura pas gardé la place dans l’histoire qu’il méritait en raison de ses choix de carrière. De vie. Jorge Gonzalez avait d’autres plaisirs à goûter que le ballon. Les femmes, la fête, l’alcool. On dit que les grands dribbleurs sont toujours un peu excentriques, presque dérangés. Le garçon ne fait pas exception. « C’était un génie du football mais il voulait profiter de la vie, s’amuser, vivre, sourit Onesimo Sanchez. C’était un super mec. Presque un enfant. C’est vrai qu’il était atypique. Il avait d’autres priorités. » Résumées en deux mots: vie nocturne. Des années après, il assume tout. « Je ne me suis jamais considéré comme un exemple, lançait-il au site de la Fifa en 2008. J’aime vivre à ma façon. Je ne suis pas du genre à me conformer ou à adhérer à l’approche logique qui va avec un comportement approprié. J’admets ne pas être un saint. J’aime sortir la nuit et faire la fête, et même ma mère ne pourrait pas m’en dissuader. Le foot n’est pas un travail. Le voir comme ça, ce ne serait pas moi. Je ne joue que pour le fun. »

Lapin posé au PSG 

Né en mars 1958 à San Salvador, le futur Magico grandit dans une famille modeste du quartier Luz, dernier d’une fratrie de huit enfants, sept garçons, une fille, et prend vite goût à la passion de papa Oscar Ernesto, ancien joueur de foot pro au Salvador dans les années 30 reconnu pour… ses qualités de dribble. Les qualités, le jeune et frêle Jorge n’en manque pas quand il commence à taper la balle en marge d’un entraînement de son frère. Il tape dans l’oeil du staff. Sa carrière pro commence avant ses dix-huit ans, dans son club d’ANTEL (Administracion Nacional de Telecomunicaciones), vite démantelé. Il rejoint alors l’Independiente Nacional, club de moindre mesure mais où il devient international en décembre 1976 dans le cadre des qualifications pour le Mondial 1978, dont il intègre l’équipe type. Après des essais au Mexique suite à ses performances en sélection, il signe au Club Deportivo Futbolistas Asociados Santanecos, plus connu sous le nom FAS, équipe la plus titrée du pays où il va coiffer trois couronnes nationales. La légende d’El Mago, surnommé ainsi dès sa première saison pro, naît sur les pelouses salvadoriennes. Mais c’est la plus grande compétition planétaire qui va permettre à cet ailier-meneur de jeu (et parfois avant-centre ou milieu) hyper créatif et ultra rapide sur ses pieds de franchir les frontières de son continent.

DR – Jorge « Magico » Gonzalez sous le maillot du Salvador

Avec lui, le Salvador se qualifie pour la deuxième Coupe du monde de son histoire, l’édition 1982 en Espagne, en battant notamment le Mexique en qualifications dans un match où il signe un sublime raid sur la moitié du terrain pour offrir le but à son avant-centre. Un génie va se dévoiler en Europe, où son nom commence à tourner et à intriguer, et certains vont en tomber amoureux. « En préparation, ils vont notamment jouer contre le Paris Saint-Germain, raconte Nicolas Cougot, rédacteur en chef du site Lucarne Opposée consacré au football d’Amérique centrale et du sud. C’est là où il va taper dans l’oeil des dirigeants du PSG. On parle à l’époque au Salvador d’une offre de millionnaire. Mais il va refuser. » Certains disent qu’il a été plutôt proposé au PSG quelques jours après le match. Peu importe. Il a marqué de son empreinte ce déplacement parmi les plus ubuesques de l’histoire du club parisien, de passage au Salvador sous fond de junte militaire dans le cadre d’une tournée. Mais pas d’arrivée à Paris. On dit que le contrat était déjà rédigé, un rendez-vous dans un hôtel organisé. Et qu’il ne s’y rendra pas. « Il ne voudra pas y aller car il ne veut pas jouer dans un grand club, se plier aux exigences que ça implique, et ça va le suivre tout au long de sa carrière », poursuit Nicolas Cougot. 

Elastico dans les deux sens

S’il ne va pas lui permettre de briller collectivement, avec trois défaites en trois matches dont le plus large revers de l’histoire de la compétition égalé face à la Hongrie (10-1), ce Mondial va encore le mettre en lumière tant il est magistral sur le plan individuel. « La légende, invérifiable aujourd’hui, veut qu’il ait été élu homme du match lors du match face à la Hongrie (la fiche du match sur le site de la Fifa ne contient pas l’information, ndlr), s’amuse Nicolas Cougot. Il brille ensuite face à la Belgique et l’Argentine. En fait, il éblouit l’Espagne. » Qui s’en souvient. L’Atletico de Madrid fait partie des courtisans celui qui a été l’un des dix meilleurs joueurs du Mondial. Remballé lui aussi malgré une autre belle offre. « Il ne va pas vouloir y aller pour les mêmes raisons que pour le PSG, explique le rédacteur en chef de Lucarne Opposée. Il va surprendre tout le monde, et c’est aussi l’art des dribbleurs qui vont où on ne les attend pas, en signant à Cadix, en Deuxième Division. » Le cadre de vie calme de la cité balnéaire andalouse l’a convaincu. « On est dans une ville sans pression, où la vie est belle et douce, et ça lui va tout à fait », confirme Nicolas Cougot.

Une longue histoire d’amour débute. « A Cadiz, Magico, c’est Dieu », tranche Onesimo Sanchez. « Il devient Magico, pointe Nicolas Cougot. Il va continuer de faire ce qu’il sait faire, c’est-à-dire dribbler, et montrer ce qui est sa marque de fabrique, un geste nommé la culebrita macheteada, sorte d’elastico (mais vers l’extérieur, ndlr). » Il s’en goinfre dans les deux sens, intérieur comme extérieur. Il en cale une pour mystifier l’adversaire côté droit avant une passe décisive en retrait. On peut aussi voir un slalom de dingue, défenseurs transformés en plots, conclu d’une merveille de piqué. Il faudrait un livre pour citer tous les bonbons. « On a l’impression qu’il est arrivé quarante ans avant tout le monde, s’extasie Nicolas Cougot. On connaît tous le célèbre petit pont de Riquelme contre Rosario Central, élu par Marca comme le plus beau petit pont de l’histoire du football (du talon sur une roulette sur lui-même, ndlr). Magico Gonzalez l’avait fait trente ans plus tôt. Il était capable de tout. Il suffit de regarder les images pour se demander d’où sort cet homme. »

Entre réalité et fiction

Un artiste qui impressionne son orchestre au quotidien. « Un jour, on parie un repas, un truc classique entre coéquipiers: dix corners directs chacun, se souvient Onesimo Sanchez. Et il met les dix tranquille. » Son entraîneur de l’époque racontera qu’il l’a vu jongler avec un paquet de cigarettes: « La sensualité que Dieu nous a donnée dans les mains, il l’a mise dans les pieds de Jorge. Il mettait le ballon où il voulait. » Première saison à quinze buts en trente-trois matches pour une montée en Liga. Les supporters locaux, qui n’ont connu que deux saisons dans l’élite avant son arrivée, pardonnent tous ses excès à celui qui leur offre des gestes uniques. Car il y en a, des excès. Sa légende n’est pas fortuite. Loin de la pression médiatico-populaire d’un grand club, Magico sort, s’éclate la nuit entre tavernes et danseuses de flamenco et se couche tard, très tard. L’auteur italien Marco Marsullo, qui lui a dédié il y a quelques années un roman entre réalité et fiction appelé Il tassista di Maradona (Le chauffeur de taxi de Maradona), a résumé la chose mieux que personne après avoir passé du temps à Cadix pour dénicher des anecdotes.

DR – Jorge « Magico » Gonzalez sous le maillot de Cadix DR – Jorge « Magico » Gonzalez (à gauche) lorsqu’il évoluait à Cadix

Il parle d’un homme qui ne se réveillait pas avant deux heures de l’après-midi, entraînement ou pas, ce qui était souvent le cas quitte à zapper la séance. Il écrit qu’il « aimait vivre la nuit » mais « pas l’argent« , qu’il était capable de payer le loyer pendant des mois à un ami dans le besoin ou de venir donner un manteau à un sans-abri. Un doux dingue, quoi. A qui Marco Marsullo fait dire: « Une fois que vous avez le ventre plein et une belle femme sous les draps, que pouvez-vous souhaiter d’autre? ». A Cadix, où ses tests physiques inquiètent, le croqueur de vie est parfois amorphe sur le pré, conséquence de la veille. Mais en un coup de patte magique, tout est excusé… Le peuple de Cadix l’aime. Il mettra cinquante-huit buts en cent-quatre-vingt-quatorze rencontres en deux passages au club de l’été 1982 à fin 1984 puis de début 1986 à juin 1991. Pour son retour, la légende veut que son contrat prévoyait 700 dollars par rencontre jouée… et zéro en cas de match raté pour indisposition personnelle. Les dirigeants connaissaient le lascar. Mais il aurait refusé et obtenu gain de cause, trop réclamé par les fans.

Trop dans les vapes pour se réveiller

Cadix, c’était bien son truc. Il refusera d’autres offres pour rester, en Italie notamment (Atalanta, Fiorentina ou Sampdoria). Celui qui a toujours préféré le numéro 11 au 10 des plus grands a pourtant bien failli partir. Pour le Barça. Si sa première année de Liga avec Cadix se conclut par six victoires et une redescente directe, il marque un but inoubliable face aux Catalans de coach Cesar Luis Menotti (champion du monde 1978 avec l’Argentine) et Diego Maradona après un slalom débuté dans sa moitié de terrain avant d’aller ajuster le gardien. « Et le Barça n’a plus qu’une obsession, c’est d’associer Diego à Magico », raconte Nicolas Cougot. A l’été 1984, il part en tournée aux Etats-Unis comme l’été précédent avec Cadix mais cette fois avec un Maradona conquis par son profil et les Barcelonais, qui l’invitent à se joindre à eux lors de la Trans-Atlantic Challenge Cup pour tenter le coup. Mais Magico va faire du Magico, avec « l’aide » inopportune d’un blagueur façon Adil Rami.

« L’histoire veut que Magico rate l’avion au départ, parce qu’il était un peu occupé la nuit précédente, mais il finit par rejoindre la délégation, détaille Nicolas Cougot. Ils vont notamment jouer un match face au New York Cosmos. Mais malheureusement, il ne signera jamais au Barça. La faute à une blague de Maradona. Il décide de déclencher l’alarme incendie à l’hôtel. Toute la délégation du Barça sort de l’hôtel mais il manque une personne, Magico Gonzalez. Personne ne sait où il est. On va finir par le trouver dans sa chambre, en bonne compagnie, au pluriel, et Menotti dit: ‘Je ne peux pas gérer à la fois Diego et Magico’. Donc il reste à Cadix. » La rumeur évoque un fêtard trop dans les vapes pour se réveiller malgré l’alarme et accompagné de deux filles rencontrées la veille. Et un manager fou furieux.

Arrivé à la pause, il renverse le match

De retour en Andalousie, il reste en mode gueule de bois. Mais magique. Arrivé à la pause lors d’un match, car réveillé trop tard après une soirée galante, il convainc son coach de rentrer et aide les siens à renverser un match qu’ils perdaient. S’il rejoint le Real Valladolid en janvier 1985 en raison de problèmes avec le manager de l’époque, Benito Joanet, irrité par son comportement, expérience d’un an ratée dans un club où il a reconnu qu’on… surveillait beaucoup trop sa vie privée (il devait par exemple se rendre régulièrement chez un psychologues et prendre part à des séances d’acupuncture), il va retrouver la flamme et continuer de s’épanouir à Cadix, qu’il aide à remonter dans l’élite dès son retour, sur comme en dehors du terrain.

Le stade national porte son nom

Lors de l’exercice 1987-88, omniprésent, il va mener Cadix à la douzième place finale de la Liga, record historique du club qui tient toujours. Après une dernière saison où la fête prend trop le pas sur le foot, jusqu’au sombre puisqu’il sera accusé de viol (acquitté), Magico rentre au pays à trente-trois ans, où il gagnera encore quelques titres avec le FAS dont il porte les couleurs huit saisons de plus jusqu’à sa retraite lors de la saison 1999-2000, après vingt-quatre ans de professionnalisme. Il conclut son aventure sous le maillot national à près de la quarantaine, membre de sa sélection disputant la Gold Cup en 1998, après plus de vingt années de services pour la patrie et vingt-et-un buts en soixante-deux capes officielles. Considéré comme le meilleur footballeur de l’histoire de son pays (élu « joueur du XXe siècle » au Salvador en 1999), il est un mythe vivant chez lui. En 2003, l’Etat salvadorien lui remet le plus haut honneur gouvernemental, l’Hijo Meritisimo (équivalent de l’ordre du mérite), et rebaptise le stade national Estadio Magico Gonzalez, où un match jubilé en son honneur sera organisé en 2004 entre une sélection de stars internationales et des anciens joueurs de FAS.

DR – Diego Maradon (à gauche) et Magico Gonzalez DR – Magico Gonzalez, un héros éternel pour les supporters de Cadix

Il est aussi glorifié de l’autre côté de l’Atlantique, à Cadix, où celui qui a émigré un court temps aux Etats-Unis après sa retraite – au Texas, où il était devenu assistant-coach et conduisait un taxi pendant son temps libre – reste pour beaucoup le meilleur joueur de l’histoire du club. En 2001, ce dernier lui a offert un match testimonial  pour lui rendre hommage et reverser des fonds pour les victimes du récent tremblement de terre au Salvador. Dans le stade, on lit alors une bannière qui dit tout: « Saint Jorge, Magico Gonzalez, Saint Patron de Cadix ». Le football international ne l’a pas oublié: il est intégré au Hall of Fame de la Fifa en 2013. Une cérémonie où il sera plus Magico que jamais. Arrivé en retard au rendez-vous fixé, il débarque sur scène sans jean ni cravate, s’excuse presque d’être là et ne vient ni en conférence de presse ni au coup d’envoi d’un match où il était prévu le lendemain. « J’aime toujours la nuit », lâchera-t-il simplement à une radio espagnole. Tellement lui.

Le « seul vrai magicien » pour Maradona

Magico Gonzalez aurait sans doute laissé une marque bien plus indélébile s’il avait été brésilien ou argentin. Pas grave. Dans le fond, il s’en fichait. « Il était heureux à Cadix, constate Onesimo Sanchez. Et après tout, c’est bien les gens qui décident d’être heureux sans vouloir toujours plus. » Logique que Diego Maradona, qui l’admirait comme tant d’autres dans le milieu en tant que « seul vrai magicien » qu’il avait connu et avec qui il disputait encore des matches exhibition bien après leur carrière, soit devenu un proche. Une forme de parallèle est évident dans ces vies de footballeur à mille à l’heure. Installé au Salvador où il coule une retraite paisible à soixante-deux ans (il a notamment lancé par le passé une compétition de foot de rue pour jeunes), le nom de Magico y est synonyme d’idole absolue comme celui de Diego en Argentine. Il l’est aussi à Cadix, comme pour Maradona à Naples. Il mériterait de l’être partout ailleurs. N’est-ce pas, Jérémy?

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