Et pourtant, Liverpool a tout essayé. Mohamed Salah sur l’aile droit ou dans le demi-espace droit. Trent Alexander-Arnold collé à la ligne de touche ou en retrait dans l’entrejeu. Fabinho entre ses défenseurs centraux ou à côté de Georginio Wijnaldum. Alex Oxlade-Chamberlain dans la ligne d’attaque ou au milieu. Tant de variations positionnelles pour un si faible rendement: 0,29 expected goals (pire de la saison), un seul tir cadré (idem), aucun but marqué pour la première fois en un an. À Watford, samedi dernier, et malgré le poteau cruel sur la superbe volée d’Adam Lallana, les Reds ont livré leur pire performance offensive de la saison et chuté pour la première fois en championnat (3-0).
Pour tenter de briser le 4-4-1-1 verrouillé des Hornets, Jürgen Klopp avait pioché dans la bible de Pep Guardiola – lui-même disciple du maître du jeu de position, Juan Manuel Lillo – pour faire de son 4-3-3 initial une arme protéiforme (2-3-4-1, 3-2-4-1, 4-1-4-1) avec un impondérable: une ligne d’attaque de cinq (quatre offensifs en soutien et un avant-centre). C’est un constat familier dans les matches du Big 6 – et en Ligue 1 avec Thomas Tuchel au PSG, Paulo Sousa à Bordeaux ou même Patrick Vieira à Nice – depuis plusieurs mois: à Arsenal, Mikel Arteta, élève de Guardiola, modèle son 4-2-3-1 en 2-3-4-1; aux prémices de l’ère Mourinho, les Spurs attaquaient en 3-2-4-1, comme Manchester United à l’aube de la saison. Dans son 3-4-3, Chelsea n’est pas en reste, avec deux pistons très hauts dans les couloirs, dont Marcos Alonso et ses trois buts sur les deux derniers matches de Premier League.
Pour Eddie Jones, sélectionneur double finaliste de la Coupe du monde de rugby, les meilleurs entraîneurs ne sont pas seulement « ceux qui apprennent sans arrêt », mais aussi « les meilleurs voleurs », en quête permanente de détails à grignoter chez leurs confrères pour alimenter leurs propres principes. « Le football, c’est se servir de ses sources d’inspiration pour trouver sa propre identité », opinait Mauricio Pochettino dans L’Équipe. Comme l’a analysé Michael Cox pour The Athletic, la Premier League est entrée dans l’ère de l’attaque à cinq, dans le sillage de Pep Guardiola, qui a calqué à City certains schémas éprouvés à Barcelone et au Bayern.
Asymétrie latérale
Si Ptolémée Ier avait vécu à notre époque, et non trois siècles avant notre ère, se serait-il autant cassé la tête à décrypter les motifs tactiques de Pep Guardiola qu’à étudier les Éléments d’Euclide? Il avait alors demandé au mathématicien un moyen plus abordable de maîtriser son traité. Mais pas plus qu’il n’existe de « voie royale vers la géométrie », point de raccourci vers les subtilités des principes guardiolesques.
Lors de son premier match avec les Cityzens, contre Sunderland (2-1) en août 2016, l’entraîneur catalan avait guidé Bacary Sagna et Gaël Clichy vers une position recentrée autour de la sentinelle Fernandinho, le faisaient Philipp Lahm et David Alaba dans son Bayern. Désormais, cela ne concerne généralement plus qu’un seul de ses latéraux, vers l’entrejeu pour Olexandr Zinchenko, aux côtés de la charnière centrale pour Kyle Walker, successeur tactique d’Éric Abidal au Barça. Dans le couloir gauche à Madrid, lors du succès face au Real (2-1), Benjamin Mendy était lui un équivalent (moins talentueux) de Dani Alves, haut dans son couloir tandis que l’ailier devant lui, Gabriel Jesus, attaquait la profondeur vers le but comme le David Villa des plus belles heures catalanes.
Si Pep Guardiola varie ses mécanismes, Mikel Arteta les a systématisés: dans son 4-2-3-1, l’arrière gauche, Bukayo Saka, se transforme en ailier gauche, permettant à Pierre-Emerick Aubameyang de se recentrer vers le but; à droite, le dribbleur Nicolas Pépé évolue en pur ailier de percussion, tandis que le latéral (Bellerín, Maitland-Niles) se replace à côté du double pivot, Granit Xhaka se décalant axe gauche. Ole Gunnar Solskjaer et José Mourinho, quant à eux, maintenaient plutôt leur arrière gauche (Young ou Shaw, Davies ou Vertonghen) à hauteur de leur charnière centrale, formant une ligne de trois derrière et poussant leur latéral droit (Wan-Bissaka, Aurier) plus haut.
Optimisation spatiale…
Toute approche tactique est une conception de l’espace, celui que l’on concède à l’adversaire et celui que l’on occupe. Le jeu de position délimite cinq zones verticales où se situer pour fluidifier la circulation du ballon, générer des supériorités, créer des temps d’avance par des décalages, fixations et dilemmes posés. Ces animations avec une ligne offensive en 4+1 occupent naturellement ces cinq couloirs et permettent des circuits aussi variés que codifiés.
« Ce qui est fondamental, c’est que l’ailier et le latéral du même côté ne soient jamais dans le même couloir, enseigne Pep Guardiola dans Herr Pep. L’idéal, c’est d’avoir le défenseur central écarté, le latéral à l’intérieur et l’ailier écarté pour lui passer directement. Si la passe sort bien, tu as réussi à sauter tout le centre du terrain de l’adversaire ». La structure pyramidale des 3-2-4-1 et 2-3-4-1 ouvre ainsi un accès direct aux ailes où sont généralement placés les joueurs les plus percutants, d’autant plus déterminants dans un football moderne bouclé en son centre, comme l’ont rappelé les difficultés du Barça à Naples et de la Juventus à Lyon en Ligue des champions.
Les deux joueurs dans les demi-espaces, axe droit et axe gauche, sont également essentiels: à la fois relais entre les lignes, appuis potentiels de jeux en triangle ou solution en profondeur pour le joueur de côté, d’autant plus si l’adversaire manque de compacité défensive. Les dédoublements ne se font alors plus par l’extérieur, avec un défenseur latéral vers une zone peu productive le long de la ligne de touche, mais à l’intérieur, par le joueur demi-espace vers la ligne de la surface de réparation, zone optimale pour centrer. Selon l’analyste d’un grand club européen, ce type d’action rencontre 50% de succès supplémentaire. Même sans être servi, ce mouvement ouvre en plus, quoiqu’il arrive, une ligne de passe axiale.
La densité d’éléments au centre fixe également l’adversaire et crée des isolations pour les excentrés, notamment sur les renversements de jeu. « La plupart des gens croient que la zone ne se rapporte qu’à la défense mais c’est une erreur: il existe aussi l’attaque en zone, enseigne Pep Guardiola dans La Métamorphose. Elle ne consiste pas à aller chercher le ballon pour attaquer, mais à l’attendre dans une zone précise. Avant tout, il faut convaincre le joueur de patienter dans une zone précise, loin du ballon. Attends, attends, ce n’est pas encore le moment. Mais lorsqu’il arrive, réfléchis bien: combien d’adversaires reste-t-il à dribbler? Un seul. Nous avons construit toute l’action pour permettre à l’ailier, donc à toi, d’arriver en un-contre-un… et parfois même, l’action aura si bien marché que tu n’auras plus personne à éliminer. Par contre, si tu joues sans réfléchir et que tu reviens vers l’intérieur du terrain, combien d’adversaires vas-tu retrouver sur ta route ? Quatre ! » Manchester City avait fait la démonstration de ces décalages dévastateurs sur la largeur contre Tottenham la saison dernière, en quart de finale retour de Ligue des champions. Ils sont toutefois moins naturels face à des défenses à cinq (5-3-2, 5-4-1), de plus en plus répandues en réponse.
…et prévention transitionnelle
Le football est fréquemment segmenté en quatre phases (attaque, transition défensive, défense, transition offensive). Mais loin d’être cloisonnées, elles sont en réalité interdépendantes. « Le football n’est pas un jeu où l’attaque et la défense sont séparées, nous confiait Pep Guardiola en décembre 2016. Il faut attaquer et défendre en même temps. C’est en continu, et ta façon de t’adapter à cette transition est la chose la plus importante ». La manière d’attaquer impacte directement la qualité de la transition défensive, comme l’attitude sans ballon influe sur les possibilités à sa récupération. « Nous réfléchissons à la phase défensive quand nous attaquons et réciproquement », confirmait il y a quelques années Pep Lijnders, adjoint de Jürgen Klopp, maître des transitions.
C’est justement en réponse à la prédominance moderne de ces phases transitionnelles, incarnée par les triomphes de Klopp avec Dortmund et Liverpool, qu’une sophistication de la prévention défensive s’est imposée pour les équipes ambitieuses en possession. Chaotiques par nature, les transitions offensives sont progressivement codifiées (recherche d’un relais axial puis profondeur vers les ailes) et magnifiées par des attaquants toujours plus rapides, qualité inégalement répandue chez les défenseurs centraux les plus joueurs. D’où l’importance de bien couvrir ses arrières. Derrière le 4+1 de devant, la base de cinq axiaux (en 2+3 ou 3+2) renforce l’axe, zone vulnérable, et préserve une certaine compacité pour favoriser le contre-pressing à la perte de balle. « Les gens voient toujours que l’on essaie de garder le ballon, confiait Kevin de Bruyne en janvier, après une victoire autoritaire à Old Trafford (3-1) en demi-finale de League Cup. Mais on essaie de garder le ballon de manière à ne pas se faire prendre défensivement ».
Une révolution pour le joueur excentré
En creux, cette nouvelle tendance systémique amorce une révolution pour le joueur excentré. Les 3-2-4-1 et 2-3-4-1 renoncent ainsi à la « double largeur », imagée par le 2-7-2 (à lire de gauche à droite) prôné par Thiago Motta. Les couloirs ne sont plus occupés par un latéral et un ailier, qui se marchent parfois dessus, mais par un unique joueur « excentré », idéalement isolé en situation de un contre un pour percuter. Si, à la perte de balle, il intègre la ligne arrière, il doit accomplir les tâches défensives d’un latéral et assumer les responsabilités offensives d’un ailier. À Arsenal, de par sa formation d’attaquant de côté, Bukayo Saka brille naturellement par sa qualité de débordement et de centre mais pèche de l’autre côté du terrain, notamment dans son placement et sa lecture des trajectoires.
« On peut avoir en tête le plan de jeu parfait, celui qui va être en avance sur son temps, mais s’il manque un seul joueur pour le pratiquer, c’est foutu, affirme Eddie Jones. On ne peut pas faire entrer un joueur de force dans un cadre. C’est toujours le cadre qui doit s’adapter à l’effectif dont on dispose ». Mais si ce cadre est optimal dans la plupart des configurations, c’est aux entraîneurs et éducateurs de façonner les profils de joueurs requis. Les animations en 3-2-4-1 et 2-3-4-1 sont ainsi bien plus qu’une simple subtilité numérique: elles enclencheront peut-être une transformation durable de la manière de penser et de former les joueurs de couloir.
https://rmcsport.bfmtv.com/football/en-premier-league-l-ere-de-l-attaque-a-cinq-1869791.html